A la hache, « Ashes to ashes »

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Masque et la plume divisé à stricte égalité. Dans le noir, Carole Bouquet se glisse de son long corps sur le canapé. 2e rang à l’orchestre aux Célestins : je suis sous et près, saoul de sa personne, Carole Bouquet en pantalon ample et simple. Epoustouflante, même si elle souhaite sortir de ce théâtre terrible, peut-être pas en lisant la touchante et l’excellente Linda Lê comme elle fit début 2015 ! Je désirais la voir déjà dans « Bérénice », une pièce de Racine qui me fut fatale au bac littéraire (« tend à » s’écrit avec un d !). Ici, elle est lovée dans un canapé, tenant serré contre elle un châle ou un large cardigan, pieds nus, cheveux tirés, visage lavé de tout maquillage : à nu bien qu’en composition. Etudiante en Philo, Carole Bouquet était une élève de deuxième année du Conservatoire national supérieur d’art dramatique (avec Pierre Debauche puis avec Antoine Vitez ; elle a été virée deux fois par Rosner). Elle a été appelée par Luis Buñuel pour « Cet obscur objet du désir » (1977). Elle n’y croyait pas ses yeux : études interrompues. Déjà, elle était allée en bande voir « La Dispute » de Marivaux au Théâtre de la Porte Saint-Martin avec une mise en scène de Patrice Chéreau. Le mythique Gérard Desarthe jouait déjà jusqu’à la scier. Elle rêvait de travailler avec cette figure de la scène à presque 70 ans (mon plus grand regret est de ne pas avoir assisté à « Hamlet » de Shakespeare par Chéreau au Palais des Papes pour la découverte de mon premier festival d’Avignon). Après plus de 45 longs métrages, l’ancienne timide ose le théâtre en 1992, après avoir refusé la proposition de L. Pintilie pour « Les Trois Sœurs » de Tchekhov. Elle revient enfin après cinq ans d’absence sur les planches, happée par l’île du vent au large de la Sicile où elle s’occupe soigneusement de vignes. Et de quelle manière, avec ses regards fuyants, hagards, son sourire suspect, parfois inquiétant, son teint mat ! « Harold Pinter est particulièrement doué pour ce théâtre où l’on dit des choses drôles, violentes et graves », explique-t-elle. Elle témoigne : « Mais elle [Rebecca] n’a pas vécu l’époque qui la hante, souligne la comédienne. Rebecca est dans le fantasme et Devlin tente de la ramener à la réalité » ; « il y a quelque chose de musical dans l’écriture de Pinter et le sens tient à cette musique délicate, répétitions, ponctuations ». Il s’agit ici d’ « Ashes to Ashes » (parole biblique « cendre à la cendre, poussière à la poussière », « Dust to dust, ashes to ashes », beau comme Bowie; l’héroïne Rebecca dans la Bible arrive après la faute et incarne la malédiction), ou « Dispersion », selon la traduction de Mona Thomas : « une pièce sur la mémoire, la douleur, le deuil, l’empathie » selon la comédienne. Une pièce, l’avant dernière de Pinter, prix Nobel 2005 et mort en 2008, créée en 1996 à Londres et montée en français par Harold en 1998 au Théâtre du Rond-Point avec la trop rare Christine Boisson et Lambert Wilson (qu’il était bien dans « La Célestine » au Palais des papes avec Jeanne Moreau dans le rôle principal).

            Gérard Desarthe, comédien de légende est aussi un pédagogue et un metteur en scène original. L’armoire à glaces aux lunettes opaques cachant des yeux maladifs a été apprenti menuisier à cheveux longs et aux pantalons patte d’éléphant avant de frapper à la porte de Pierre Valde, metteur en scène, réalisateur, comédien très en vue et mari de Lila Kedrova qu’il avait rencontrée. Desarthe a travaillé avec Guy Rétoré, Jean-Pierre Vincent et Jean Jourdheuil, Karge-Langhoff, André Engel, Giorgio Strehler, mais surtout avec Patrice Chéreau. Dès « Richard II », le jeune metteur en scène et comédien l’embarqua dans ses aventures. Avec « Lear » de Bond, « Peer Gynt » d’Henrik Ibsen, Gérard Desarthe inspirait Patrice Chéreau. « Pinter écrit comme un talmudiste, observe Gérard Desarthe. Chez lui, tout est fait pour mener à la recherche incessante des secrets, de l’interprétation. C’est ce qui rend son théâtre si difficile à jouer. Dans ‘Dispersion’, il concentre toutes les lignes de son œuvre : l’identité, le temps, la mémoire, la menace, le couple, la fragmentation du langage… Mais, même dans ses pièces plus « bourgeoises », il y a toujours la peur tapie derrière la porte. Si on ne joue pas Pinter en pensant à Kafka, on ne trouve pas la note juste. » Cette pensée est très profonde car j’ai énormément pensé à Frantz dans le subtil dispositif choisi, voire dans l’écriture en rapport avec Walser. J’ai trouvé Desarthe, à l’aise dans son pantalon de lin crème, peu stable sur ses pieds, dont l’un était bandé. D’où quelques rares hésitations au début. Signe qu’il n’écoutait pas son interlocutrice qu’il assaille de questions en violence rentrée afin de comprendre tout en épuisant sa jalousie, il mange le début d’une réplique de Rebecca (Carole Bouquet).

L’élément moteur du trio est évidemment le génial Harold Pinter auteur de nombreuses pièces de théâtre mais aussi de nombreux scénarios notamment pour Joseph Losey (« The Servant », 1963 ; « Accident », 1967 et « Le Messager », « The Go-Between », 1971). « Parce que les morts nous interpellent toujours, attendant que nous reconnaissions notre complicité dans leur assassinat » déclare Pinter à la création d’ « Ashes to Ashes ». Boum. Il ajoutait : « Poème ou pièce, aucune différence, je parle de nous, de notre propre conception de notre passé et de notre histoire et de ce que cela peut avoir comme répercussions sur notre présent ». Reboum. Né en 1930 d’un père juif d’origine russe, tailleur de son état, il a été soumis, avant, pendant et après la guerre, dans son quartier de l’East End londonien, à la violence des « chemises noires » de l’Union fasciste d’Oswald Mosley, contre qui ses amis et lui faisaient le coup de poing. Pinter a confié combien les images d’horreur des camps s’étaient imprimées dans son esprit de jeune homme au sortir de la guerre. La dimension juive est revenue quand il s’est mis à écrire à la fin des années 1950. Au sujet de son œuvre, le taquin serine qu’il s’agit de « la belette cachée sous le bar à cocktails ». Ici, le rongeur serait un animal de mauvais augure, pouvait être un des noms de l’innommable… Celui qui a refusé d’être anobli par la reine Elizabeth, tout en étant l’époux de Lady Antonia Frazer (l’auteur de « Marie-Antoinette » devenue cette pop horreur hype or swag de Sofia Coppola en 2005), quintessence de l’aristocratie d’outre-Manche, adorait le cricket, ce jeu anglais par excellence, dans lequel la violence s’exprime de manière cryptée. Bref, si le trio récurrent mari, femme et amant, ici diffracté en bourreau et « guide », est encore présent-absent (deux verres sont vides, deux autres sont pleins), son théâtre chausse un pas de côté par le travail de la langue quasi beckettien tirant vers Jon Fosse (« pas recommencer encore (…) finir encore (…) pas finir encore » ; répétitions de mots « encore encore encore » pour imprimer un rythme angoissant, ou « paquet » à la place de chéri puis employé selon d’autres sens ; « bébé » cousu tout du long jusqu’à l’acmé de la scène finale). Espace est laissé aux silences, lourds de sens, aux divers regards réclamant une extrême rigueur aux comédiens ainsi qu’une connaissance profonde d’eux-mêmes et de leurs jeux.

La mise en scène et surtout la scénographie (Desarthe, Jacques Connort) ainsi que le décor (Delphine Brouard) rendent grâce à une langue millimétrée qui pourfend le banal. Les mots écrits en vertical dans le décor nous plongent dans un univers intérieur tourmenté par les malheurs du monde, entre réalité psychosomatique et fantasmes, dans une scène quotidienne. Les diverses coupures avec éclairage différents (Rémi Claude), jusqu’à signifier le passage du jour à la nuit en une unité de lieu mais également dans un dépassement du langage et de l’espace mental, rendant hommage à la fragmentation de la langue et de l’être, évoquent « Scènes de la vie conjugale » (« Scener ur ett äktenskap », 1973) du metteur en scène de cinéma et de théâtre Ingmar Bergman. Ceci est renforcé par des voix amplifiées avec un léger écho, puis au fur et à mesure du délire, le delay. Nous plongeons par degrés dans la cicatrice occidentale que je nomme Oxydant. Le filtre de la mire tv se lève car aucun écran ne réside dans cet appartement bourgeois, design froid, dépouillé, plateau blanc (ses meubles rares, deux lampes rondes en diagonales ; un horizontal rubick’s cube décoratif sur la table). Ostermeier n’aurait rien renié ! La musique (Jean-Luc Rostord), ténue comme les mots, accroît l’angoisse. Rebecca tremble et laisse songer à celle d’Hitchcock (1939 d’après le roman de Daphné Du Maurier) en son manoir gothique incarné par le post-moderne. Scène finale : des hommes arrachent des enfants des bras de leurs mères, des scènes avec des trains. Emouvant pour celle qui a consacré vingt ans de sa vie à « La voix de l’enfant ». Et Nick Cave, cet héritier de William Blake, n’a jamais aussi bien raisonné en boucle de sa voie profonde en début et fin de spectacle. Tout ceci transcende un ennui qui pourrait poindre si la pièce durait plus longtemps ainsi que les gargouillis des ventres, une bouteille d’eau de ma voisine arménienne qui tombe ainsi que des gens qui lorgnent à répétition leur montre.

Ann Lecercle, auteur de « Le Théâtre d’Harold Pinter : stratégies de l’indicible : regard, parole, image » (Paris : Klincksieck, 2006. Angle ouvert; 1 383 p. 2-252-03419-X ; 9782252034194) écrit : « Sa dramaturgie met en scène une tactique discursive de l’esquive et de la diversion, pour ne pas dire de la déviance. Derrière elle se profile en toile de fond, désacralisé, le Nom de Dieu, imprononçable, de la tradition juive ». Les textes de Pinter « sont profondément ancrés dans la société anglaise, ses rites, ses tabous, ses non-dits. S’ils passent mal la Manche, c’est que ce sont des textes en grande partie cryptés ».

Ils saluent longuement, la salle est en transe. Carole Bouquet, qui a dû annuler une date pour indisposition, semble gênée, peu à l’aise, peut-être le temps de sortir d’un rôle prenant, puis reçoit enfin les applaudissements. Au regard du travail remarquable qui convoque les sens, le prix SACD du plaisir du théâtre est mérité. Un écrin pour Carole Bouquet et Gérard Desarthe.

2 réflexions sur “A la hache, « Ashes to ashes »

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