« Cinéma spéculations » de Tarantino : une tuerie

Préquel

                                Après la novélisation (2021, 2022) peu convaincante d’Il était une fois Hollywood, développé en minisérie (2019) – produits dérivés, quand tu nous tiens ! – après le film éponyme (2019) qui cartonna, QT étale noir sur blanc son débit de mitraillette, à faire pâlir Scorsese : les phrases, oralisées, transmettant l’énergie débordante de QT, sont entrelacées d’argot bienvenu – j’ai même découvert, malgré mon Dictionnaire des mots du sexe d’Agnès Pierron, une dénomination que j’ignorais pour « couilles » (merci au traducteur, Nicolas Richard); le cool se révèle gonzo – pire que la plume fine de Phil Garnier, spécialiste de contre-culture, de rock et de good Goodis[1] the bad – surtout quand il cause du cool Steve McQueen à l’art minimal. Tel fut le cas, sans traduction simultanée ou sous-titre, pour la modique somme de 44 à 77 euros avec téléphones portables consignés dans des pochettes, comme au concert de J. White, du Tarantino show, sans extrait de film, au Grand Rex lors des giboulées de mars, avec Frémaux, Directeur de l’Institut Lumière en Sieur Loyal mais pas au point de nous ramener dans l’ancienne capitale des Gaules, le gonze, qui fut prix Lumière 2013, au point de l’électriser (faire crier « Merci Simca » par le public pour la séance de Le Voyou de Claude Lelouch, 1970), présent lors du prix Lumière Deneuve 2016 pour booster un cru flagada[2]. Le mecton envoie du bois grave : son initiation n’est pas Dernier atout de Becker (1942), comme chez le trop intello mais curieux Tavernier – admirateur de Tarantino – qui échoua l’entrée de Sciences po Paris, au désespoir du père dont il n’est jamais arrivé à la cheville. Le livre hommage de Frémaux, Si nous avions su que nous l’aimions tant, nous l’aurions aimé davantage (Grasset, 2022), n’y fera rien : Tavernier restera plus comme passeur (QT cause d’A. Polonsky, Phil Karson et B. Boetticher comme Bébert) et engagé que comme réalisateur – un cinéaste de deuxième zone comme ce raté Dans la brume électrique (2009), le pompon, pour un spécialiste du ciné ricain (remémorons-nous l’interview de QT dans Amis américains), de se faire entuber par un producteur US, avec quelques rares saillies tout de même comme Le juge et l’assassin (1976), Coup de torchon (1981) et, surtout, Un dimanche à la campagne (1984). Ici, c’est une autobiographie en creux, un portrait diffracté d’un ciné-fils (S. Daney), que maman Connie emmenait joyeusement pour, notamment, le double programme qui tue, pour l’ado, le sidérant La Horde sauvage (The Wild Bunch, S. Peckinpah, 1969) et le stupéfiant Délivrance (Deliverance, J. Boorman, 1972), qui a mis, au fur et à mesure, art et transgression au même niveau.


           Parti pris

                QT nous présente des films (1967-1981), souvent des Revengeamatics, genre défini, contextualisé, avec la mauvaise foi réjouissante du cinéphile, et une analyse fine. Dégommer, au détour d’une note, Richard Brooks, aussi bien excellent réalisateur qu’écrivain, ce qui est rare, nonobstant engagé, je ne suis pas d’accord même si quand Quentin sulfate, c’est de la balle ! Trouver le remake Le convoi de la peur (Sorcerer, W. Friedkin, 1977), l’un de ses films préférés des années 1970, supérieur à l’original Le salaire de la peur (Clouzot, 1953 ; malgré le mauvais premier rôle de Montand, en Camargue, qui s’en sort uniquement avec ses qualités physiques enrobées dans son Marcel sexy) est abusif. Bonnie et Clyde (Bonnie and Clyde, A. Penn, 1967) par cet ancien critique de mauvaise foi, dans le mauvais sens cette fois, qui fit des films somme toute plan-plan – à part le cycle Doinel (1959, 1962, 1968, 1970, 1979) -, Truffaut, fort bien, mais il oublie d’écrire que Godard aussi a été mis brièvement sur le coup ! Lalo Schifrin, c’est bien, c’est riche, mais pourquoi au détriment de Quincy Jones, aux multiples talents (l’un de mes films préférés est Le prêteur sur gages, The Pawnbroker, S. Lumet, 1964) ? Il est possible d’aimer les Who et The Rolling Stones, non ?

Ce qui est génial, c’est que, outre le fait que QT ramène les jeunes à la lecture et au ciné, il contextualise : dans l’époque, contre quelle époque, les films contemporains ou simultanés, les inspirations mais surtout dans quelle salle de cinéma. QT est intarissable sur le Nouvel Hollywood – sans les délires baudrillardesques, chiants et pseudo intellos du Thoret ton comme tout français qui ne se respecte plus – en partant de l’inévitable Biskind qu’il dépasse, des « movie brats » (le « parrain » De Palma, alors que, classiquement, c’est plus Coppola qui détient cet honneur, Bogdanovich, Scorsese, Lucas, Milius, Spielberg et Schrader), distincts des réalisateurs anti-establishment (Altman, Rafelson, Penn, Friedkin, Cassavetes-le-maître) en remarquant que les fins de films des années 1970 devenaient cyniques jusqu’au premier Rocky (J. G. Avildsen, 1976), revenant au happy end.

Restent quelques petits essais autofictionnés et concis de QT (l’introduction « Little Q regarde de grands films » est la chronique la plus roborative ; « Samouraï équipe 2 Un hommage au critique K. Thomas » ; « Le Nouvel Hollywood des années 70 » ; « Cinéma Spéculations » – qui donne le titre au bouquin alors qu’il en est assez peu question – « Et si c’était Brian De Palma qui avait réalisé Taxi Driver et non Martin Scorsese ? » ; « *Floyd, note de bas de page »). Ce qui est bonnard, Pierre, c’est que QT nous assomme de références, parfois à découvrir, d’où le plaisir, avec une langue simple, qui parle à tous, c’était l’objectif. Un vrai page turner, très addictif, avec quelques anecdotes croustillantes, heureusement non prédominantes comme chez ces pipelettes de Chirat et Tavernier. Le sexagénaire Quentin est notre grand frère. Il nous offre une généreuse master class en nous prenant par la main, avec, au passage, un éloge d’Almodóvar, le « rapport entre le déplaisant et le sensuel ».

Disque dur

Bon, les films, commentés par ordre chronologique, sont dans le jeu des 7 familles viriles : Bullitt, P. Yates, 1968 – pour moi un bon téléfilm, à la rigueur une série B de bonne facture, réhaussé par l’interprétation de McQueen (excellent acteur, toutefois peu crédible, tout de même, en jazzeux Rocky dans Une certaine rencontre, Love with the Proper Stranger, R. Mulligan, 1963), dont les excellents choix scénaristiques son dus, rendons à César ce qui est à César, à sa femme, Vaughn, qui n’a malheureusement jamais dépassé la célébrité depuis ses interprétations dans les séries, et la musique de Schiffrin ; L’Inspecteur Harry par le chirurgien de combat Don Siegel, 1971, – stupidement qualifié, sur le modèle de la critique anglo-saxonne, jugée réactionnaire parfois, par QT, par exemple Ebert ou la très crainte Kael (1919-2001), de « fasciste » à sa sortie dans la presse française, notamment de gauche (nous avons décidément la critique la plus bête du monde si nous tenons compte de Truffaut, taclé par QT – La mariée était en noir, 1968 révèle un « côté amateur empoté à la Ed Wood » – après Costa-Gavras et Lelouch, et ses inepties mais aussi de Kaganski, prix Chardère 2012 de la critique au Festival Lumière, qui qualifia Le fabuleux destin d’Amélie Poulain, J.-P. Jeunet, 2001, de « film pétainiste » [sic] – passé crème au Masque et la plume, L’Inrockeux -, qui devrait écouter l’éthique critique selon QT, à savoir « ne jamais se juger supérieur aux films que l’on est payé pour chroniquer ») -, QT tempère avec le qualificatif, plus juste, de « réactionnaire », pour un réalisateur symbolisant le passage du western au film d’action, le serial killer notamment, que nous avons pu visionner au premier prix Lumière 2009 décerné à l’incernable Clint avec une belle section Don ; le cru mais nécessaire Délivrance, J. Boorman, 1972 où vous ne voyez plus et n’entendez plus le banjo comme avant ; la chronique de QT la plus longue pour l’incroyable Guet-apens, S. Peckinpah, 1972 (avez-vous remarqué que, sans tomber dans la moraline, le viol d’une femme est présent dans chacun des films de Peckinpah-le-sanglant, celle-ci n’en éprouvant pas de déplaisir ?) dont Tarantino a sa propre copie IB 35mm Technicolor – n’oublions pas qu’il est propriétaire depuis 2007 d’une salle à Los Angeles, le New Beverly, dont il assure personnellement la programmation – et compare les différences entre le film monté, le scénario et le roman de Thomson ; le formidable Echec à l’organisation de J. Flynn, 1973, le meilleur Parker de Westlake avec Duvall au sommet, Ryan, cet ancien boxeur, impeccable comme d’habitude, et Timothy Carey toujours aussi sobre – avec son improbable chemise, même mort, il bouge encore, avec un Kubrick noir (L’ultime razzia, The Killing, 1956) dans les pattes -, qui ne vaut tout de même pas que Point Blank, Le point de non-retour, J. Boorman, 1967, soit dégommé, tout comme Lee Marvin, qui jouerait « comme un arbre déplumé de ses feuilles », certes figé et statique, mais moins que Charles Bronson (toutefois très surprenant dans Le chevalier des sables, The Sandpiper, V. Minelli, 1965) alors que certaines scènes sont visuellement ébouriffantes ; Sœurs de sang, Brian De Palma, 1973 – pas le meilleur De Palma selon moi (« C’est l’impératif commercial qui a donné naissance à son visage hitchcockien. »), je préfère sur une thématique proche, Faux-semblants, Dead Ringers, de Cronenberg, 1988 avec G. Bujold, actrice et scénariste, à laquelle Tarantino consacre des lignes enamourées concernant d’autres rôles dans d’autres films ; Daisy Miller, P. Bogdanovich, qui aurait dû s’abstenir, malgré l’opposition de Jeanne Moreau, pour la reconstruction de l’imbuvable De l’autre côté du vent (The Other Side of The Wind, O. Welles, 1970-1976, 2018), avec sa femme C. Shepherd, 1974, la chronique la plus courte (6 p.); Taxi Driver, M. Scorsese, 1976, redécouvert au prix Lumière Scorsese 2015, où Tavernier était absent à cause de son cancer, avec un son extraordinaire à l’Amphi 3000 et la musique entêtante d’Herrmann, De Niro, Jodie Foster – dont on espère qu’elle obtienne enfin un prix Lumière, car elle coche toutes les cases, alors que l’Institut Lumière la piste depuis des années au point d’être sur la short liste avec S.S. aka Spielberg à qui QT rend hommage à travers Les dents de la mer, Jaws, 1975 -, Keitel (présent depuis le premier film du fidèle Martin, Who’s That Knocking at My Door, I Call First, 1967) pour, coup double, le placer de toute façon et calmer la communauté noire, sensible sur le sujet, mais rien sur la chaleur new-yorkaise, les mafieux soudoyés, la population récalcitrante d’après Martin himself ; le génial et méprisé Légitime violence, J. Flynn, 1977 avec la superbe étoile montante qui ne brilla pas, Devane-au-gros-melon, et, surtout, T. Lee Jones qui n’aurait pas démérité dans le rôle principal, sans omettre la scène mythique de torture au broyeur ; La Taverne de l’Enfer, Paradise Alley, S. Stallone, 1978 ; Saint Quentin commente le génial L’Évadé d’Alcatraz, Don Siegel, 1979 ; Hardcore, P. Schrader, 1979, scénariste et réalisateur, boussole de QT, qui a comme défaut non seulement d’avoir une « faiblesse criante : il ne sait pas écrire un film de genre » mais aussi, selon moi, comme J.-C. Carrière, de partir de concepts forts mais pas toujours cinématographiques voire didactiques, pour seriner ses idées, avec en sus la patine protestante, peu légère, ici ; Massacres dans le train fantôme, T. Hooper, 1981, Massacre à la tronçonneuse, The Texas Chain Saw Massacre, 1974 étant perçu comme un film parfait.  

Défauts

Quelques défauts : le bandeau imprimé sur la couverture, concept marketing inconnu mais qui risque de faire florès ; le titre mal traduit, pour être proche de l’intitulé original – selon la petite bourg’ à particule, de Lamberterie au Masque et la plume Littérature, détestant le corpus filmique étudié, ne se fonde sur rien pour affirmer qu’il existe des erreurs manifestes de traduction ; la phrase « Nous ne regardons pas le viol de Bobby, nous en sommes des témoins oculaires. » (p. 97 ; au regard du viol homo présent également dans Pulp Fiction, 1994, non évoqué ?) n’est pas bien claire et mériterait développement à propos de Délivrance (Deliverance, J. Boorman, 1972) ; les liens ne sont pas faits entre le corpus étudié des années 70 et ses films ; il existe de nombreuses redites ; si il existe un index (28 pages en tout), l’un, général, l’autre, des titres des films et de séries, permettant d’alléger le corpus de texte, nulle table des matières ; le peu de photo (gageons que le marketing de l’édition nous agrémente d’une réédition cartonnée et hors de prix avec de nouvelles photo en couleurs)  – ici, le peu présenté est en noir et blanc et uniquement sur l’addiction de Lugosi à la drogue (« The True Facts Behind Lugosi’s Tragic Drug Addiction » par B. Brown, Castle of Frankenstein #10, 1966) ; aucun remerciements à Miramax et les frères Weinstein – nous savons pourquoi, Quentin s’est exprimé là-dessus – qui, en tant que producteurs, le lancèrent. Il est étonnant que le livre ne soit pas publié chez Actes sud / Institut Lumière, l’achat des droits a dû être redoutable à la Reservoir dogs (1992) : Quentin, avec son book tour à la Twain, vaut une poignée de dollars sonnants et trébuchants mais ceci n’est que spéculations.

The last picture show

Total : Quentin a terminé le script de The Movie Critic qui se déroule en 1977 – rien à voir avec un biopic de Kael (pures spéculations !) qui soutint, entre autres, Siegel, Peckinpah, Coppola, Scorsese et De Palma mais dégomma, entre autres, Eastwood, Lean et Kubrick, qu’elle n’a jamais compris -, avec tournage, si tout va bien, en automne. Cut dit QT. Après, il y aurait écriture et théâtre. Attendons Melville qu’il affectionne mais il ne s’autorisera aucun commentaire sur Le convoi de la peur (Sorcerer, W. Friedkin, 1977) ou Apocalypse now (F. F. Coppola, 1979), paralysé par l’admiration.

Michaël-« Kael »

Tarantino, Quentin. Cinéma spéculations. Paris : Flammarion, 2022. Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Nicolas Richard. 440 p. 25 €

Le Masque et la plume, France Inter, 02/04/23, à 41’30 :

https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/le-masque-et-la-plume/le-masque-et-la-plume-du-dimanche-02-avril-2023-5095000

Entretien Salamé / Tarantino, France Inter 30/03/23 :

https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/l-invite-de-8h20-le-grand-entretien/l-invite-de-8h20-le-grand-entretien-du-jeudi-30-mars-2023-9237933

[1] Garnier, Philippe. Retour vers David Goodis. Paris : Éditions de la Table Ronde, 2016. 365 p. 978-2-7103-7889-1 ; Tourneur, Jacques (réal.) ; Goodis, David (aut. Adapté). Nightfall. Stirling Silliphant, scénario ; George Duning, comp. ; Aldo Ray, Brian Keith, Anne Bancroft… [et al.]. [Paris] : Wild side vidéo, [2012]. Classics confidential. 1 DVD (2 h 10 min) : n. et b. (PAL), sonore, Copa Production, 1956 + 1 livre Garnier, Philippe. Le noir n’est pas si noir : le cinéma de David Goodis. 80 p. Bonus : Jacques Tourneur, à l’ombre du film noir : entretien avec Michael Henry Wilson (26 min). Bande annonce (2 min). Galerie photos. 3700301028426 ; Garnier, Philippe. Goodis : la vie en noir et blanc. [Paris] : Éd. de l’Olivier, 1998. Petite bibliothèque américaine. Éd. révisée et augm. d’une postface. 244 p. 2-87929-198-4.

[2] Un moment rare : au Lumière Terreaux, dans la plus grande des petites salles, le dernier film de Litvak, La dame dans l’auto avec des lunettes et un fusil, The Lady in the Car with Glasses and a Gun, 1970, d’après le polar de Rossi / Japrisot, projeté en 35mm dans une copie rosée – ce qui était étrangement parfait même si ce n’était pas bon signe – en présence de Tavernier, Tarantino et Isabelle Huppert. Cette dernière, en tournage dans notre région, négociait avec QT sa participation à Il était une fois … à Hollywood, Once Upon a Time… in Hollywood, 2019 : ils se sont engueulés; elle aura moins de chance que dans La porte du paradis, Heaven’s Gate, 1980, M. Cimino – puisque aucune actrice américaine ne voulait jouer une pute dénudée et Cimino a dû insister auprès de la production – qu’elle présenta au Festival Lumière 2012 avec le réalisateur à la froide Halle Tony Garnier.

Première photo en haut : Nathanaël B.