Emotions ukrainiennes

Contre-Sens est un bébé du Festival Sens Interdits, nous dit au TNP Patrick Penot, à côté de Jean Bellorini. Je suis derrière l’adjointe à la Culture, Mme Perrin-Gilbert. Repéré à la Manufacture (pavillon ukrainien), dans le off du dernier Avignon, le spectacle a tourné, dans l’urgence, dans 3 CDN Rhône-Alpes : la Comédie de Saint Etienne et de Valence. C’est Imperium delendum est, avec la variante Imperium delenda est, en référence à la phrase de Caton l’Ancien lors du débat au sénat romain pendant la 3e guerre punique. Un grand rideau en noir et blanc avec des expressions en hashtag.

7 femmes en costume militaire noir avec des liserés argentés et chapeau haut façon période bonapartiste du Lesia Ukrainka Lviv Academic Dramatic Theatre, mis en scène par Dymytro Zakhozhenko. L’hiver a été fatal à Bonaparte et Hitler ; le sera-t-il des valeureux ukrainiens ? Des voix magnifiques pour des chansons classiques ukrainiennes. Après chaque témoignage, poignant, un poème, écrit dans l’urgence, de Kateryna Kalytko, Halyna Kruk et Marjan Pyrozhok. L’une des 7 égrène les articles de la convention de Genève bafouée par la Russie. Des images de guerre qui défilent. Des cris de la haine de la guerre. Une femme qui se tord de douleur en gémissant et pleurant – c’est trop. Un projecteur cru nous éblouit. Je regarde une partie du spectacle, d’une heure, avec des lunettes de soleil. Dur de voir les surtitrages qui défilent parfois vite. L’émotion ne peut pas ne pas nous étreindre. Un moment fort.

A la fin, le public se lève, Mme Perrin-Gilbert assez peu. J’avoue avoir été gêné par un discours militariste ; certes, il faut prendre les armes, résister. Un homme au fond entonne l’hymne ukrainien, tout le monde reprend derrière. Les 7 femmes ont glissé le drapeau ukrainien sur scène. Pourquoi n’est-il pas sur le fronton du TNP en solidarité ?

Exorcisme

Performance Musée des Beaux-arts de Lyon 07/06/2019

Mes sœurs chères, mes bien chers frères, ô, j’ai dit ô, voici hic et nunc invocation finale ô feu Sœur Alice, Alix de Theizé aka Télieux, hôte, secrétaire abbaye Saint-Pierre-les-Nonnains où vocation ô combien contrariée (convoquée; dévoyée; beau flanc et femme fontaine de la margaude bi amante religieuse – chasteté évaporée entre autre; refoulée à grandes enjambées; ulcérée, voleuse parements autel, pour survivre – s’en cogne; parti avec amant, de lève-groin à poutrône – prostituée pour situer; morte dans ô combien d’atroces souffrances après ulcères et vénériennes de la vénèr) devenue [tac-tac-tac] esprit frappeur qui cognait [toc-toc-toc] sous pieds et [tic-tic-tic] [genou-caillou-pou] en traçant, médiatrice, de nuit signe de croix sur visage effleuré alors que chien noir yeux de feu rôde et nuit, apparaît, ô, en vierge religieuse avec cierge en main à l’amante, en gros, de la riche hétaïre Antoinette de Groslée en licencieuse abbaye Saint-Pierre-les-Nonnains, après exorcisme ce vendredi 22 février 1526, fête de la Chaire de Saint Pierre ou saint Béber voire Meriadeg, par Portalenqui avec abbé de Montalembert sous François de Rohan, après effarement Louis XII et Anne de Bretagne puis François Ier et Claude, après extinction chandelles, cloche en détestation qui sonne  :

ô Marie, accroche-toi à ton acrostiche :

 

« Médiatrice de Dieu et des hommes, fontaine vive répandant incessamment des ruisseaux de grâce, ô Marie ! » 

 

« Auxiliaire de tous et source de la paix éternelle, ô Marie ! »

 

« Réparatrice des faibles et médecine puissante de l’âme blessée, ô Marie ! »

 

« Illuminatrice des pécheurs, flambeau de salut et de grâce, ô Marie ! »

 

« Allégeance des malheureux opprimés, c’est vous qui finissez tous nos maux, ô Marie ! »

 

Sœurs bénédictines semblaient moins vierges que Marie (Joseph a avoué, Noël est annulé). Fœtus retrouvés en ubac sous décombre abbaye licencieuse après destruction protestant Baron des Adrets. Résonnent avec :

cadette des 7

balade les 2

affection matern

elle pays du mur

heureux cachés

zone délimit

p’tit déj’ bus

allers-retours

colline maternelle

attention ! pour

d’autres drôles

pays du mur

français fréquentent

français s’invitent

réservée forcément

cours yoga

inspirer expirer

corps se retourne

fœtus vert

ical lon git

udinal

habits amples

avec

-nul corps-

n’y pense plus

pas feu vert

tête corps

dedans silence organes

c’est comme ça

plus su

pays matins frais

n’y pense plus

pierre qui roule

allers-retours boulot

s’ingénie

pas vu pas su

tic-tac du temps

allers-retours

tête corps

compliqué dedans

silence

sexe plâtré

en rêve

en boucle

un jour bogue

cadette des 7

se met en 2

dedans baignoire

se vide

expirer inspirer

expulser masse

molle humide

+cordon glissent

ici du corps

dedans baignoire

rouge sur blanc

-rouge panique

au pays des matins calmes

dedans noire de sang

par terre -traces

n’y pense plus

aller-retour

colline maternelle

du corps

dedans baignoire

salle de bain

sale de sang noire

c’est comme ça

fœtus dedans

congélo blanc

n’y pense plus

emmailloté fœtus

dedans

essuie-mains blancs

enrobé

n’y pense plus

aller-retour

colline maternelle

tête corps

fœtus emballé

dedans sac

plastique blanc

dedans congélo blanc

pays matins frais

plus su

c’est comme ça

 

 

 

 

 

 

« Richard III » par Thomas Jolly : passez votre chemin car beaucoup de bruit pour rien

index

I       Diverses versions

        Après la commémoration de la mort, voici celle de la naissance : encore un milkShakespeare (1564-1616) pour l’anniversaire du barde de Stratford-upon-Avon ! Pas de chance car, si il y eut Robert Hirsch en Richard III, Ariel Garcia Valdès (Georges Lavaudant, Cour d’honneur festival d’Avignon, 1984), Marcial Di Fonzo (Matthias Langhoff, 1995), Lars Eidinger en Edouard aux mains d’argent plongé dans une ambiance « Orange mécanique » (Thomas Ostermeier, Festival d’Avignon 2015), j’avais déjà eu le malheur d’assister au théâtre d’Oullins à l’excellente interprétation de Dominique Pinon, à la diction parfaite, dans une piètre mise en scène de Laurent Fréchuret, directeur du Théâtre de l’Incendie. Il s’agissait de successions de toiles peintes et de grandes tables rectangulaires d’écoliers pour symboliser ridiculement les batailles, où le seul et limité intérêt était que la première rangée était occupée par les acteurs qui la rejoignent quand ils quittent la scène afin de se rapprocher des spectateurs. Le seul mérite de Fréchuret fut de distribuer un arbre généalogique avant le spectacle.

En ce joli mois de mai, Jolly ne redore pas le tableau, même à l’Odéon, lieu du début de la tournée, où Hugo et Gautier réhabilitèrent Shakespeare.

        Côté longue traversée théâtrale, il y eut le « Mahabharata » (Peter Brook, 1985), « Le Soulier de satin » de Paul Claudel, monté dans son intégralité par Antoine Vitez (1987), un « Henry VI », déjà, raccourci à huit heures par Stuart Seide en 1994, ou encore quelques glorieuses épopées du Théâtre du Soleil, d’Ariane Mnouchkine.

Reste à monter des œuvres laissées de côté : « Cromwell » de Victor Hugo, « Empereur et galiléen » d’Ibsen, « l’Iliade » et « l’Odyssée » d’Homère, « Belle du seigneur » de Cohen.

II      Mise en scène tonitruante

        Première tétralogie : de « Henry VI » à « Richard III »

        Le Jolly truand tente de nous forcer à (l’)aimer à coups d’effets sauce Xavier Dolan (« Ce que nous avons en commun c’est que nous faisons ce que nous voulons, quand nous voulons, comme nous voulons sans attendre qu’on nous donne la permission, quitte à se démerder. Nous avons tous les deux la volonté à la fois d’une exigence artistique et d’un cinéma, un théâtre populaires. Ce n’est pas incompatible. Je crois aussi que nous sommes extrêmement liés à la “troupe” avec laquelle nous travaillons. ») dans le prolongement de son désormais mythique « Henry VI » (Festival d’Avignon 2015 ; Molière de la mise en scène 2015; édité en DVD) où il jouait, déjà, à la fin, Richard III.

Plus de 4h20 (avec entracte) n’auraient pas été de trop dans la foulée au regard des 18 heures déjà jouées, même si la tonalité crépusculaire de « Richard III », qui clôt la descente, dénote avec le cycle solaire d’« Henry VI », le tout compris dans le package de la première tératologie (1588-1593) d’un Will jeune. Jolly insiste sur la « continuité parce que c’est la même équipe, parce que ce sont les mêmes personnages, parce que j’ai laissé Henry VI à un endroit où scéniquement et dramatiquement on peut le poursuivre ». La dramaturgie flamboyante, l’allégresse du travail de troupe, les trouvailles cocasses qui créaient le suspense tout au long du marathon de « Henry VI » sont à regretter ici.

        Dépoussiérer, dit-il.

Dans un remarquable exercice d’éclaircissement de la pièce grâce à son collaborateur artistique Pier Lamandé et la dramaturge Julie Lerat-Gersant (« Putain, il pourrait être plus clair quand même. […] Sorry, Will. » ; « Mes modifications ont été faites pour essayer de gagner en lisibilité et en clarté, qui étaient mes deux objectifs premiers, sachant que le matériau est à la base assez confus. ») malgré une traduction, moins pire que celle de Bonnefoy pour « Le Roi Lear », ampoulée de Jean-Michel Déprats (Pléiade, Gallimard), les titres tombent des cintres, comme dans une bande dessinée ou un péplum, genre que je déteste, souligné par la typographie des lettres.

Or, la pièce évoque le sanglant XVe siècle : le sous-titre de la pièce indique « le débarquement du comte de Richmond et la bataille de Bosworth ». En fait, en fan revendiqué (« tout le monde a perçu le côté grand spectacle cinéma/série […] je me suis dis “Tiens, il y a quand même quelques procédés narratifs similaires”. Les séries télé ont pompé Shakespeare, il a inventé ce que l’on nommerait aujourd’hui le mainstream. […] Il doit donc accrocher le spectateur) de séries (l’affrontement des Stark et des Lannister dans « Game of thrones » ; « House of Cards », « le Seigneur des anneaux », « Twilight », « Star Wars », « Harry Potter », « Batman » avec un antihéros Pingouin, Jocker, etc.), ceci est prétexte à chapitrer la pièce par actes comme si le spectateur ne pouvait comprendre sans ce surlignage.

Comme dans les séries, il résume de façon incompréhensible lors d’un démarrage laborieux, les épisodes précédents, sans éclairer le propos, par des captations sur écrans de contrôle : « On ne comprend pas forcément, si on tombe comme ça dans Richard III, que cela fait cinquante ans que deux familles se battent et que c’est terminé » […] « on peut retrouver sur scène grâce à une captation, des images du spectacle précédent qui permettent d’avoir des éléments de compréhension ». Cela m’a échappé car trop d’images tue l’image ; heureusement que je connaissais la pièce au lieu d’assimiler ce bloubi-boulga abscons !

        Tout ça pour ça

Si le spectateur creuse, il sent l’absence de véritable point de vue d’une mise en scène logiquement et malheureusement bordélique. Il n’y a dans ce Richard ni la séduction du mal, qui est au cœur de la pièce, ni la monstruosité et son énigme, ni la dimension du clown tragique. Toute la complexité du personnage est gommée. La mise en scène très géométrique, très chorégraphiée est sans tension, trop diluée dans le temps, trop autocentrée.

En outre, la conséquence principale est que la longue pièce ne commence pas par la célèbre tirade : « Ores voici l’hiver de notre déplaisir / Changé en glorieux été par ce soleil d’York. » mais, à cause d’un mauvais collage, par le monologue sur la difformité. Tout ça pour ça : redondance.

La seule découverte, c’est le bébé mort-né de Lady Anne : « c’est une fois son enfant mort qu’il devient vraiment un tyran, parce que le pouvoir n’a alors plus de sens pour lui. » Ce ne sont malheureusement pas les seuls gadgets.

III    Fiat lux

Lumière-caméra

Le roi siège sur un trône surmonté de 12 écrans de contrôle, au lieu de tapisseries, pour relater le « royaume surveillé, paranoïaque, où tout est contrôlé ». Ce dispositif est réussi d’autant que le metteur en scène critique un actuel état sécuritaire sous télésurveillance n’empêchant pas les attentats. La tour de Londres devient à la fois le symbole de l’enfermement arbitraire et celui de la tour de contrôle. « Ce sont des robots lumineux. Ils ne sont pas là uniquement pour tourner dans tous les sens, ils représentent une société surveillée, un État policier et déshumanisé où la machine remplace l’humain. » Jolly aurait pu éviter la facilité de taper du pied par terre pour éteindre les écrans de surveillance.

Lumière-laser

« Le théâtre est à la bourre quand on voit ce que les éclairagistes sont capables de faire sur ce type de concerts. » Le principal apport du spectacle est l’importation, grâce aussi à François Maillot et Antoine Travert, par le fan de Lady Gaga, Beyoncé et de show télévisés, des lumières de concerts ou show live glam rock voire opéra gothique car « Longtemps, je n’ai pas su quoi faire de ma culture populaire. Au TNB, je me suis rendu compte qu’il n’y avait pas de honte à aimer Walt Whitman, Verdi et les Spice Girls ». Le problème est que le specteateur songe plus à « Starmania » de Berger et Plamandon.

La note d’intention de Jolly affine : « Il s’agira de prolonger et d’accentuer ces pistes scénographiques en propsant un univers visuel très contemporain s’appuyant sur la technicité de la lumière : les nouvelles machines, utilisées davantage dans le monde musical sont d’après moi pertinentes dramaturguquement : tout en structurant l’espace de manière quasi-chirurgicale, elles créent, par leur nature robotique, un climat d’oppression, d’angoisse et de sophistication cohérent avec le piège tendu par Richard à ce royaume ».

L’esthétique glacée se fonde sur des effets rasants, des rais traversant la scène ou tombant du cintre, perçant le noir comme des lasers, des projecteurs fixes et articulés, dessine des flèches de lumière violente dans l’obscurité façon « Star wars » pour les « gorges de la mort » avec force son de poignards, aveugle de façon agaçante le spectateur, font de chaque entrée en scène une apparition jusqu’à dessiner la tente de Richard III et son enfermement.

Ce croisement entre hi et low cultures (Richard III est un « grand méchant comme Hollywood sait en faire », sans compter les blockbusters; tv, jeu vidéo, BD dont manga, etc.) serait intéressant si Jolly, fils d’imprimeur et d’infirmière, n’abusait pas d’un procédé passionnant qui devient lassant à force de répétitions et de démonstrations de force. « Si Shakespeare était vivant aujourd’hui, ce serait une sorte de James Cameron ou de Peter Jackson, quelqu’un qui fait du très grand spectacle, à très grande échelle et très populaire » déclarait Jolly pour « Henry VI ». Ceci dit, pas une lampe n’éclaire la scène de face !

Un décor classique

L’usage plus classique de grands rideaux de soie couleur de suie est gracieux. De même, le décor se compose d’échafaudages, comme clin d’œil aux tréteaux, d’un escalier de bois et des tubulures escamotables. Le cheval de bois deçoit : je m’attendais à un vrai canasson comme chez Castellucci.

Si l’ascension de Richard vers la couronne est un hiver glacé, crépusculaire, où se déclinent toutes les nuances de noir, je préfère Soulages, donc Claude Régy, que ce galimatia grand spectacle Grand-Gignol (scène ratée de batailles, dont celle de Bosworth, avec tromblon à confettis rouges ou l’éternel problème de la représentation de la violence au théâtre) dans un trop petit théâtre à l’italienne, celui des Célestins à Lyon.

Boule à facettes

L’acmé serait un show vulgaire et kitsch, scène de chauffe de la salle avant l’entracte, où Richard III/Jolly queer en star glamgoth au Crosby House pour son avènement techno-rock chante « I’m a dog, I’m a toad, I’m a hedgedog » (Clément Mirguet) avec clips et théâtre à l’italienne des Célestins transformé en discothèque. L’idée serait bonne sans claudettes ou choristes gothiques en robes d’inquisiteurs à gants blancs, jouées en outre par des hommes, et gogo-dancer charnu, à la tête de sanglier, venu montrer ses fesses et tendre des doigts d’honneur, héritage de la guerre de Cent ans. L’idée de montrer ses fesses est très shakespearienne au Théâtre du Globe mais pas dans le dispositif ici choisi.

Quelques pépites

        Une scène onirique réussie toutefois sur le plan visuel : Richard III foudroyé par les spectres de ses victimes en éclairs de sang. Par contre, les immenses photos de famille York et Lancaster au réalisme tape-à-l’œil n’apportent rien. Jolly devrait s’inspirer de Castellucci mu par une vraie pensée visuelle proche de l’installation de l’art contemporain.

Une scène amusante avant l’effroi immédiat : des exécuteurs de basses œuvres, Bruno Bayeux (également Lord Rivers et duc de Norfolk) et François-Xavier Phan (également duc de Buckingham) se comportent comme des gamins dans la cour de récré et rient à se rouler par terre avant de commettre sur ordre de Richard III un assassinat sur son frère Georges, duc de Clarence (Damien Avice) dans la tour de Londres.

IV    Un texte peu audible

Quel texte ?

« Je ne regarde que le texte ». Des coupes, rares, ont été opérées : le texte n’est donc pas intégral. Curieuse méthode : « j’ai interverti quelquefois le sens des scènes pour gagner en suspense, j’ai coupé deux scènes qui n’apportaient vraiment rien à l’action et puis j’ai corrigé toutes les erreurs parce que le texte de Shakespeare est bourré de fautes ». Les inversions de Déprats ressortissent plus de Yoda que de la traduction fidèle : elles sont faciles pour évoquer le temps passé.

Des répliques pirates sont glissées dans le dialogue : le très nécessaire « Thank you » (référence au livre de Torreton « Thank you, Shakespeare ! » en hommage à Shakespeare ?) ; une allusion à Nuit debout.

Où est Shakespeare ?

La musique tech hardcore est tellement forte que le texte est inaudible, même si les acteurs braillent, profèrent sans subtilité, sans vivre de l’intérieur. L’énergie constante de ce théâtre gueulé irrite ou fatigue, râpe la sensibilité des textes effacés dans leur lettre, leur force et leur beauté, pire, jusque dans leur signification. Tout en surface, l’effet, pléonastique, triomphe. Une musique lancinante hollywoodienne, digne de mélo, gâche certaines répliques.

Jolly Richard III

Jolly se taille la part du lion en jouant logiquement Richard III, le rôle le plus long chez Shakespeare. Richard III est « Dépêché avant terme dans ce monde à peine à moitié fait, si boiteux et si laid, que les chiens aboient quand je les croise en claudiquant ». La diction de Jolly ne correspond pas : comment une personne hyper lookée, très efféminée et maniérée dans son élocution (voix haute, parfois nasillarde de fausset, tics, etc.) peut incarner un sanguinaire Richard III, duc de Gloucester, « crapaud du diable » ? Aucune crédibilité pour celui qui oscille entre le bourrin en forçant sa voix et le mignon-giton. Nous n’y croyons pas à la perche-gringalet. Il respire très mal malgré sa grande colonne d’air due à sa taille imposante (« — ma — »). Il court en vain derrière son rôle interprété sans subtilité.

Pire, Peter Pan, qui rêvait d’être danseur étoile, emporté par son énergie, virevolte alors que Richard III est handicapé ! Claudiquer de temps en temps avec son attelle ou jambe sanglée dans une armature de fer détournée en accessoire punk à la Pete Doherty, ne suffit pas.

Le costume de Sylvain Wavrant, styliste inspiré par la taxidermie, est décalé avec sa parure plumes, bois, coquillages, bec d’oiseau et roche dans la bosse (« odieuse montagne ») car Richard III a un « rapport avec l’animal, le végétal ou le minéral ». Pourtant, dans le programme, il est simplement noté : « parure animale de Richard III ». Jolly ajoute que pour le « costume du tyran, nous nous sommes inspirés des représentations médiévales du diable et de ce qui est écrit dans le texte ».

Et les autres

Le nombre des personnages a été réduit. Bien que la mise en scène déborde de moyens, le meneur de la Piccola Familia avoue : « La première modification a été pratique, je n’avais pas suffisamment d’acteurs. J’en avais 21 et ce n’était toutefois pas assez donc j’ai effectué des réunions de personnages, de plusieurs ducs je n’en ai fait qu’un ».

Si Jolly raffole du plan large (épopée, batailles, scènes de groupes), les scènes de dialogues paraissent trop longues et manquent de nuances, l’hystérie cannibalise le registre émotionnel et les personnages secondaires peinent à exister.

Le jeu des acteurs, frais car ayant l’âge des rôles, parasite le texte. « J’ai eu recours à une doublure, ce qui m’a permis de travailler les réglages et avec les autres acteurs et je ne suis intervenu que dix jours avant la première sur le plateau. » Malgré cette technique, le jeu des acteurs, autonomes, est hétérogène. Ils ne sont pas au diapason car il manque à ce spectacle une direction. Peut-être est-ce dû à la méthode employée : les acteurs présentent des spectacles sur un thème ou un personnage abordé dans la pièce. « Ce n’est pas une sous-traitance, cela permet aux acteurs de s’approprier la matière. Les acteurs sont les créateurs. » En outre, « Je ne me considère pas comme un metteur en scène mais comme un acteur qui en fait jouer d’autres ». Jolly doit serrer de plus près sa direction d’acteurs.

Un jeu passéiste

Le phrasé tragique des acteurs est trop tonitruant. La scène, pourtant centrale, avec Lady Anne, transformée en vamp tendance Morticia Addams, est totalement ratée. Il est difficile de croire que le monstre séduit celle dont il a tué l’époux, qu’il la charme par la langue puisqu’elle est surjouée. Les acteurs crient beaucoup, dans ce Richard, en un jeu qui essaie de passer en force. La scénographie, qui se veut contemporaine, ne saurait masquer le jeu éculé des acteurs qui déclament, comme jadis, Marie Bell. D’ailleurs le défaut du théâtre contemporain est patent : la scénographie prend le pas sur le texte. La gestuelle à coups de mains nerveuses d’Emeline Frémont en reine Elisabeth est ridicule. Que les acteurs ne s’inspireraient-ils des recommandations d’Hamlet à l’égard de la troupe de comédiens d’une pièce dans la pièce !

Les effets sonores, globalement réussis, quoique parfois redondants, produisent une indéniable efficacité cinématographique (delay, effet cathédrale, etc.). Le problème global est que l’empilement de codes, styles et genres jusqu’à l’indigestion noie le texte.

V      Un théâtre plus populiste que populaire

Nécessaire actualisation

Comme le metteur en scène ressasse le côté « populaire et exigeant », les médias relayent. Jolly a également subi le traumatisme du second tour de la présidentielle de 2002 : « Ce mécanisme politique, d’un roi qui se sert d’un climat délétère et de la fragilité d’un peuple pour parvenir à ses fins… C’est très actuel tout ça ! » (cf. le florentin ou machiavélique Mitterrand de l’Observatoire, entouré de suicidés, de Bousquet et de la hausse du FN; la façon de gérer de Sarkozy; le DSK de New-York); « Je crois également que monter Richard III à l’aune des élections de 2017 et dans le contexte d’une poussée du Front national est important. Dans les prochaines années, je vais m’atteler à poser sur la scène un monstre politique »; « Dans Richard III, Shakespeare décrit un royaume divisé, une génération traumatisée, un climat d’angoisse post-crise » ; « Une fois au pouvoir, il n’a pas de vision et ne veut que conserver son statut, ce qui provoquera sa chute. Le personnage évolue, alors qu’il est le plus souvent présenté de façon statique » ; nous sommes dans « une période troublée et en friche. Nous ressentons le besoin d’avoir du récit au long souffle, de l’épopée. En politique, il n’y a plus de récit. Les personnages politiques aujourd’hui sont assez fades, peu importe les partis ». Le metteur en scène fait le pari d’une analogie avec notre époque, reconnaissant que nous sommes à un autre tournant de l’histoire humaine, basculant dans une ère nouvelle grâce à des mutations techniques inédites, sans que nous sachions encore quel horizon inconnu se présente à nous.

Res populum

Le paradoxe est que si cette pièce dénonce le populisme, le metteur en scène y a recours par divers procédés (lumière, musique, participation du public, éclairage de la salle, etc.). N’importe quel spectateur avisé, et il en est bien peu, se demandera s’il est bien raisonnable d’applaudir le tyran pour son couronnement. D’autant qu’un « simple greffier de justice résume l’époque : « Le beau monde que voilà ! Qui est assez grossier / Pour ne pas voir ce palpable artifice ? / Mais qui est assez hardi pour dire qu’il le voit ? » ». Le dispositif s’était révélé bien plus efficace dans « L’ennemi du peuple » d’Ibsen monté en 2013 par Ostermeier au TNP. Il faut dire que le public pouvait débattre en direct et non taper seulement dans ses mains pour adhérer et faire passer le temps.

Un succès surprenant

Par contre, il est louable qu’enfin les techniciens saluent à la fin avec l’ensemble de l’équipe. Une comédienne lira un texte en faveur des intermittents et contre la loi El Khomeri.

Le public debout ovationne plusieurs fois, comme en 2002 à Marseille le pitoyable « Sakountala » de Pietragalla, une bouillie pour grand public draguant les poncifs sur la folie en prenant Camille Claudel comme caution. L’analyse sociologique s’impose.

Faire connaître à tous prix ?

Si le résultat est de faire connaître et lire Shakespeare à des jeunes, c’est déjà beau, même si le texte est considérablement dénaturé. Voici ce que Jolly, cheveux peroxydés, dit à propos d’ « On n’est pas couché » de Laurent Ruquier sur France 2 : « C’est important d’avoir eu une telle fenêtre sur la télévision publique qui mette en valeur le théâtre public. C’est une belle initiative, Laurent Ruquier l’avait déjà fait avec Joël Pommerat. Tout le monde avait vu la pièce et on dispose d’un vrai temps de parole dans ce talk show qui dure 4h30, même s’il y a quelques coupes au montage. L’impact après la diffusion a été énorme, sur les ventes de places dans les théâtres sur le DVD de Henry VI… ». Il oublie les produits dérivés (compte Twitter et page Facebook Richard III ; container R3M3 de 6 m² avec imprimante 3D, souris velue, hologrammes, projections, écrans interactifs, skype ; « L’Affaire Richard », spectacle de quarante minutes, joué chez l’habitant par deux comédiens de la troupe) en pro du marketing. On en a pour son argent comme un gros hamburger ; il s’agit plus de spectacle, de divertissement que d’art théâtral ou dramatique.

Les projets

        Quel sera le résultat pour l’enfant gâté et prodige, tout autant que prodigue, tels que Stanislas Nordey, son maître, Patrice Chéreau ou Olivier Py, avec « Fantasio », un opéra-comique en 3 actes et 4 tableaux de Jacques Offenbach d’après un livret de Paul de Musset fondé sur la pièce-éponyme de son frère, Alfred de Musset, avec des phases préparatoires ouvertes au public, « Eliogabalo », un opéra baroque façon théâtre vénitien, de Cavalli jamais monté en France, la trilogie autour de « Thyeste » de Sénèque, auteur dont s’inspire Shakespeare (« dolor, furor, nefas ») ? Ces pièces « représentent un retour aux sources du théâtre, à l’essence de cet art. Pourquoi est-il né ? Pourquoi ce genre artistique est-il présent depuis 2 500 ans ? Sénèque est un auteur qui permet de questionner l’humanité dans ce qu’elle a de plus magnifique et aussi d’examiner ses aspects les plus laids ».

A la hache, « Ashes to ashes »

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Masque et la plume divisé à stricte égalité. Dans le noir, Carole Bouquet se glisse de son long corps sur le canapé. 2e rang à l’orchestre aux Célestins : je suis sous et près, saoul de sa personne, Carole Bouquet en pantalon ample et simple. Epoustouflante, même si elle souhaite sortir de ce théâtre terrible, peut-être pas en lisant la touchante et l’excellente Linda Lê comme elle fit début 2015 ! Je désirais la voir déjà dans « Bérénice », une pièce de Racine qui me fut fatale au bac littéraire (« tend à » s’écrit avec un d !). Ici, elle est lovée dans un canapé, tenant serré contre elle un châle ou un large cardigan, pieds nus, cheveux tirés, visage lavé de tout maquillage : à nu bien qu’en composition. Etudiante en Philo, Carole Bouquet était une élève de deuxième année du Conservatoire national supérieur d’art dramatique (avec Pierre Debauche puis avec Antoine Vitez ; elle a été virée deux fois par Rosner). Elle a été appelée par Luis Buñuel pour « Cet obscur objet du désir » (1977). Elle n’y croyait pas ses yeux : études interrompues. Déjà, elle était allée en bande voir « La Dispute » de Marivaux au Théâtre de la Porte Saint-Martin avec une mise en scène de Patrice Chéreau. Le mythique Gérard Desarthe jouait déjà jusqu’à la scier. Elle rêvait de travailler avec cette figure de la scène à presque 70 ans (mon plus grand regret est de ne pas avoir assisté à « Hamlet » de Shakespeare par Chéreau au Palais des Papes pour la découverte de mon premier festival d’Avignon). Après plus de 45 longs métrages, l’ancienne timide ose le théâtre en 1992, après avoir refusé la proposition de L. Pintilie pour « Les Trois Sœurs » de Tchekhov. Elle revient enfin après cinq ans d’absence sur les planches, happée par l’île du vent au large de la Sicile où elle s’occupe soigneusement de vignes. Et de quelle manière, avec ses regards fuyants, hagards, son sourire suspect, parfois inquiétant, son teint mat ! « Harold Pinter est particulièrement doué pour ce théâtre où l’on dit des choses drôles, violentes et graves », explique-t-elle. Elle témoigne : « Mais elle [Rebecca] n’a pas vécu l’époque qui la hante, souligne la comédienne. Rebecca est dans le fantasme et Devlin tente de la ramener à la réalité » ; « il y a quelque chose de musical dans l’écriture de Pinter et le sens tient à cette musique délicate, répétitions, ponctuations ». Il s’agit ici d’ « Ashes to Ashes » (parole biblique « cendre à la cendre, poussière à la poussière », « Dust to dust, ashes to ashes », beau comme Bowie; l’héroïne Rebecca dans la Bible arrive après la faute et incarne la malédiction), ou « Dispersion », selon la traduction de Mona Thomas : « une pièce sur la mémoire, la douleur, le deuil, l’empathie » selon la comédienne. Une pièce, l’avant dernière de Pinter, prix Nobel 2005 et mort en 2008, créée en 1996 à Londres et montée en français par Harold en 1998 au Théâtre du Rond-Point avec la trop rare Christine Boisson et Lambert Wilson (qu’il était bien dans « La Célestine » au Palais des papes avec Jeanne Moreau dans le rôle principal).

            Gérard Desarthe, comédien de légende est aussi un pédagogue et un metteur en scène original. L’armoire à glaces aux lunettes opaques cachant des yeux maladifs a été apprenti menuisier à cheveux longs et aux pantalons patte d’éléphant avant de frapper à la porte de Pierre Valde, metteur en scène, réalisateur, comédien très en vue et mari de Lila Kedrova qu’il avait rencontrée. Desarthe a travaillé avec Guy Rétoré, Jean-Pierre Vincent et Jean Jourdheuil, Karge-Langhoff, André Engel, Giorgio Strehler, mais surtout avec Patrice Chéreau. Dès « Richard II », le jeune metteur en scène et comédien l’embarqua dans ses aventures. Avec « Lear » de Bond, « Peer Gynt » d’Henrik Ibsen, Gérard Desarthe inspirait Patrice Chéreau. « Pinter écrit comme un talmudiste, observe Gérard Desarthe. Chez lui, tout est fait pour mener à la recherche incessante des secrets, de l’interprétation. C’est ce qui rend son théâtre si difficile à jouer. Dans ‘Dispersion’, il concentre toutes les lignes de son œuvre : l’identité, le temps, la mémoire, la menace, le couple, la fragmentation du langage… Mais, même dans ses pièces plus « bourgeoises », il y a toujours la peur tapie derrière la porte. Si on ne joue pas Pinter en pensant à Kafka, on ne trouve pas la note juste. » Cette pensée est très profonde car j’ai énormément pensé à Frantz dans le subtil dispositif choisi, voire dans l’écriture en rapport avec Walser. J’ai trouvé Desarthe, à l’aise dans son pantalon de lin crème, peu stable sur ses pieds, dont l’un était bandé. D’où quelques rares hésitations au début. Signe qu’il n’écoutait pas son interlocutrice qu’il assaille de questions en violence rentrée afin de comprendre tout en épuisant sa jalousie, il mange le début d’une réplique de Rebecca (Carole Bouquet).

L’élément moteur du trio est évidemment le génial Harold Pinter auteur de nombreuses pièces de théâtre mais aussi de nombreux scénarios notamment pour Joseph Losey (« The Servant », 1963 ; « Accident », 1967 et « Le Messager », « The Go-Between », 1971). « Parce que les morts nous interpellent toujours, attendant que nous reconnaissions notre complicité dans leur assassinat » déclare Pinter à la création d’ « Ashes to Ashes ». Boum. Il ajoutait : « Poème ou pièce, aucune différence, je parle de nous, de notre propre conception de notre passé et de notre histoire et de ce que cela peut avoir comme répercussions sur notre présent ». Reboum. Né en 1930 d’un père juif d’origine russe, tailleur de son état, il a été soumis, avant, pendant et après la guerre, dans son quartier de l’East End londonien, à la violence des « chemises noires » de l’Union fasciste d’Oswald Mosley, contre qui ses amis et lui faisaient le coup de poing. Pinter a confié combien les images d’horreur des camps s’étaient imprimées dans son esprit de jeune homme au sortir de la guerre. La dimension juive est revenue quand il s’est mis à écrire à la fin des années 1950. Au sujet de son œuvre, le taquin serine qu’il s’agit de « la belette cachée sous le bar à cocktails ». Ici, le rongeur serait un animal de mauvais augure, pouvait être un des noms de l’innommable… Celui qui a refusé d’être anobli par la reine Elizabeth, tout en étant l’époux de Lady Antonia Frazer (l’auteur de « Marie-Antoinette » devenue cette pop horreur hype or swag de Sofia Coppola en 2005), quintessence de l’aristocratie d’outre-Manche, adorait le cricket, ce jeu anglais par excellence, dans lequel la violence s’exprime de manière cryptée. Bref, si le trio récurrent mari, femme et amant, ici diffracté en bourreau et « guide », est encore présent-absent (deux verres sont vides, deux autres sont pleins), son théâtre chausse un pas de côté par le travail de la langue quasi beckettien tirant vers Jon Fosse (« pas recommencer encore (…) finir encore (…) pas finir encore » ; répétitions de mots « encore encore encore » pour imprimer un rythme angoissant, ou « paquet » à la place de chéri puis employé selon d’autres sens ; « bébé » cousu tout du long jusqu’à l’acmé de la scène finale). Espace est laissé aux silences, lourds de sens, aux divers regards réclamant une extrême rigueur aux comédiens ainsi qu’une connaissance profonde d’eux-mêmes et de leurs jeux.

La mise en scène et surtout la scénographie (Desarthe, Jacques Connort) ainsi que le décor (Delphine Brouard) rendent grâce à une langue millimétrée qui pourfend le banal. Les mots écrits en vertical dans le décor nous plongent dans un univers intérieur tourmenté par les malheurs du monde, entre réalité psychosomatique et fantasmes, dans une scène quotidienne. Les diverses coupures avec éclairage différents (Rémi Claude), jusqu’à signifier le passage du jour à la nuit en une unité de lieu mais également dans un dépassement du langage et de l’espace mental, rendant hommage à la fragmentation de la langue et de l’être, évoquent « Scènes de la vie conjugale » (« Scener ur ett äktenskap », 1973) du metteur en scène de cinéma et de théâtre Ingmar Bergman. Ceci est renforcé par des voix amplifiées avec un léger écho, puis au fur et à mesure du délire, le delay. Nous plongeons par degrés dans la cicatrice occidentale que je nomme Oxydant. Le filtre de la mire tv se lève car aucun écran ne réside dans cet appartement bourgeois, design froid, dépouillé, plateau blanc (ses meubles rares, deux lampes rondes en diagonales ; un horizontal rubick’s cube décoratif sur la table). Ostermeier n’aurait rien renié ! La musique (Jean-Luc Rostord), ténue comme les mots, accroît l’angoisse. Rebecca tremble et laisse songer à celle d’Hitchcock (1939 d’après le roman de Daphné Du Maurier) en son manoir gothique incarné par le post-moderne. Scène finale : des hommes arrachent des enfants des bras de leurs mères, des scènes avec des trains. Emouvant pour celle qui a consacré vingt ans de sa vie à « La voix de l’enfant ». Et Nick Cave, cet héritier de William Blake, n’a jamais aussi bien raisonné en boucle de sa voie profonde en début et fin de spectacle. Tout ceci transcende un ennui qui pourrait poindre si la pièce durait plus longtemps ainsi que les gargouillis des ventres, une bouteille d’eau de ma voisine arménienne qui tombe ainsi que des gens qui lorgnent à répétition leur montre.

Ann Lecercle, auteur de « Le Théâtre d’Harold Pinter : stratégies de l’indicible : regard, parole, image » (Paris : Klincksieck, 2006. Angle ouvert; 1 383 p. 2-252-03419-X ; 9782252034194) écrit : « Sa dramaturgie met en scène une tactique discursive de l’esquive et de la diversion, pour ne pas dire de la déviance. Derrière elle se profile en toile de fond, désacralisé, le Nom de Dieu, imprononçable, de la tradition juive ». Les textes de Pinter « sont profondément ancrés dans la société anglaise, ses rites, ses tabous, ses non-dits. S’ils passent mal la Manche, c’est que ce sont des textes en grande partie cryptés ».

Ils saluent longuement, la salle est en transe. Carole Bouquet, qui a dû annuler une date pour indisposition, semble gênée, peu à l’aise, peut-être le temps de sortir d’un rôle prenant, puis reçoit enfin les applaudissements. Au regard du travail remarquable qui convoque les sens, le prix SACD du plaisir du théâtre est mérité. Un écrin pour Carole Bouquet et Gérard Desarthe.

« Voci di dentro » : un sogno è realizzato !

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Rien de tel qu’un théâtre à l’italienne pour accueillir du théâtre napolitain. Un rêve se réalise : un dramaturge napolitain avec deux frères de la même ville, Naples. Déjà vu Toni dans La « Trilogie de la villégiature » de Carlo Goldoni en 2007, d’une furieuse actualité. Le Voci a été créé en 1948 dans l’immédiat après-guerre d’une Italie ruinée. Une vie incroyable dans un immeuble : Alberto Saporito rêve d’un assassinat (thème hitchcockien) et accuse ses voisins qu’il jalouse. La famille se détraque alors autour d’un hypothétique crime qui verra sa victime réapparaître. Peut-être l’excellent Israël Horovitz s’en est-il inspiré. Saporito/Servillo rentre en délire en napolitain, alors que le regretté chanteur Pino Daniele est mort il y a peu. Jeux de gestes. Ce qui est fascinant c’est Toni qui maintient une diction parfaite en susurrant à toute vitesse, voire en chuchotant. Son frère, raide comme un croque-mort, joue … son frère. La mise en scène de Toni Servillo est géniale : des chaises empilées en fond, comme une ancienne installation à Sainte-Anne, des projections sur un mince fil, une déco minimale. Le Zi’Nicola, l’oncle joué par Daghi Rondadini, ne cause qu’en feux d’artifices et casse sa pipe en feu de Bengale ! Bref, la mécanique est folle comme un Vaudeville tonitruant avec une précision diabolique tout en délivrant une vérité crue : le rêve n’est plus permis, les gens ne savent plus vivre les uns avec les autres. Pas un ne rattrape l’autre car chacun a ses raisons. Les acteurs s’en donnent à cœur joie dans l’impro. La bande son restitue le son inénarrable de la rue à Naples.

La montre d’un spectateur sonne toutes les 15 mn ! Une dame du balcon parlant italien a suivi le spectacle partout (Paris, Marseille, Naples) jusqu’à en connaître les répliques par cœur malgré un black qui riait fortement façon Isaac de Bankolé dans « Black Mic-Mac » notamment lors du monologue de Toni Servillo sur la cravate. Elle m’a ainsi appris que Toni Servillo pourrait succéder à feu Ronconi au Piccolo teatro (Milano). J’ai d’ailleurs regretté qu’aucun hommage n’ait été prononcé en l’honneur de l’ancien Directeur du Piccolo teatro. La troupe fêta sa dernière à Lyon, Toni fit la répartie, Peppe, le frère, part en chaussant son chapeau noir. Il ressemble un peu au sec Erri de Luca. Le bar grouille de vie, les dames matent, les verres trinquent. Chapeau, Toni !

Platonov : la tribu de Dana se damna

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26/11/2014

Hier, le collectif fêtait sa décade avec un Platonov, pièce de jeunesse de Tchékhov, aux Célestins (Lyon). Retour aux sources : la première pièce jouée fut « Oncle Vania ». La salle était loin d’être pleine. Ma voisine n’a pas résisté après l’entracte à la deuxième partie, beaucoup plus courte et plus réussie où les acteurs semblent se resaisir. « Sur scène, le corps et le présent doivent primer sur le comment dire » affirme Rodolphe Dana (« La Terrasse », 26 novembre 2014, N° 227). C’est tout le problème : où est Tchekhov ? Dans des chansons américaines superbement chantées par un gars bodybuildé avec lunettes noires ? En effet, la plupart des membres de la troupe provient du Cours Florent. Se méfier des potes de promo : déjà « Anna », mis en scène par Emmanuel Daumas d’après Gainsbourg et le court métrage pour la tv (Pierre Koralnik, 1967), avec Cécile de France de l’ENSATT (Lyon) en tête de gondole. Ici, c’est Emmanuelle Devos, bien intégrée au collectif quoique arrivée tardivement quand tout était calé, avec extinction de voix, déjà pas très stabilisée, à chaque fin de phrase. Elle est ridicule en maîtresse SM avec des cornes de diable qui conduit le chien Platonov. Elle prend du plaisir en piétinant le papier bulle, comme bruit de feux d’artifice, dans une atroce piscine de jardin gonflable. Cette tendance éculée des acteurs déjà présents sur le plateau avant que les spectateurs ne soient installés. Certaines trouvailles sont toutefois intéressantes. Certes, nos amis se font plaisir mais nous n’en prenons pas ! Seul Yves Arnault (Porfiri Sémionovitch Glagoliev) tire son épingle du jeu par sa présence, contrairement à Christophe Paou en Timofeï Gordéïevitch Bougrov avec sa ridicule prothèse dentaire, façon Jerry Lewis, qui gâche l’élocution, meilleur en bandit Ossip. David Clavel en pitre Nicolas Ivanovitch Triletski, bien que censé incarner un médecin, est fatiguant. Katja Hunsinger (Sofia Egorovna Voïnitseva) est d’un pataud, cela ressemble parfois à du mauvais Boulevard mal joué, a fortiori quand elle collabore dans l’adaptation ; nous avons compris qu’elle avait du plaisir à être pied nus pour être en contact avec la scène. Si « Hamlet » est amplement cité, pourquoi ne pas avoir joué sur le théâtre dans le théâtre shakespearien par exemple ? Le jeu des personnages est caricatural : ambiance de potes beurrés autour d’un barbeuqu’. Le rajout du « face to face » est-il bien nécessaire tout comme « J’aime les filles » de Jacques Dutronc ? Loin le « Platonov », cette pièce de jeunesse maladroite, mise en scène par le génial Jacques Lassalle avec Denis Podalydès à la Comédie française en 2003. Aux Célestins, les costumes de Sara Bartesaghi Gallo sont atroces, le décor pas mieux. Le changement de décor par les acteurs même symbolise le collectif en action. La musique est peu pertinente. Les « possédés » acteurs gesticulent et gueulent comme chez Macaigne (est-ce à la mode ?) mais il n’en reste rien : beaucoup de bruit pour rien où les petits riens tchékhoviens sont étouffés. Le seul intérêt aura été de voir la culotte d’une actrice portée par un bellâtre bodybuildé (le velu Dana, metteur en scène jouant Platonov, en slip ridicule, pour les dames ?) et de réentendre le « réparer les vivants » dont s’est inspiré Maylis de Kerangal pour le titre de son dernier roman. C’est gentil de nous convier à un spectacle, vulgaire du reste, de fin d’année mais cela ne vaut pas le prix du billet ! Bref, si « Rien, on s’ennuie » au début de la pièce, cette mise en scène n’est rien et m’ennuie. Petit Platon, petite mise en scène « Au théâtre ce soir ». Que diable Devos, cette beauté à la Modigliani, est-elle venue faire dans cette galère ? Elle m’avait indiqué que, contrairement aux autres actrices, Tchekhov n’était pas son rêve, que c’était le hasard des rencontres. Bizarre Devos qui regrette de n’être connue que dans le 4e arrondissement de Paris alors qu’elle rêvait d’être célèbre depuis toute petite. Peut-être a-t-elle voulu retrouver les planches du théâtre, le contact avec le public et l’esprit de la troupe. Pour voir un Tchékhov original, préférer le Théâtre de l’Unité de Jacques Livchine où les pièces sont jouées dans les champs avec une pointe de Commedia dell’arte mieux assimilée.