Je n’avais jamais vu du Benjamin Millepied, plus connu parfois par sa femme, Nathalie Portman, l’excellente actrice, que nous connaissons depuis toute petite dans Léon (L. Besson, 1994), surdiplômée. Ces derniers points sont suffisamment rares pour être notés. Benjamin a mis le pied à Lyon où il a débuté au Conservatoire avec Philippe Cohen : retour aux origines, donc. Viré de l’Opéra national de Paris (2014-2016), il a monté sa compagnie à Los Angeles, le L.A. dance project, avec Van Cleef & Arpels et Netflix comme sponsors, qui est inscrit – pas les sponsors ! – à la craie par une danseuse sur un tableau noir et filmé, quel honneur pour un anniversaire de 10 ans !
Le titre surprend par rapport à la pièce de Shakespeare (1597) : Roméo et Juliette suite. « C’est plutôt une série de tableaux qui me permettent de faire jouer d’un soir à l’autre un homme et une femme, une femme et une femme, un homme et un homme » clame Benji. Je n’ai pas vu la célèbre chorégraphie de Preljocaj sur un décor d’Enki Bilal ; pas plus pour Sasha Waltz. Au début, j’ai eu quelques craintes pour Millepied, entre la chorégraphie de West side story et du néo Béjart – qui est, pour moi, un génial néo classique. Ici la danse est, à la Robbins, bondissante et swing. Encore de l’image à l’écran, bigre ! Voyons ce spectacle d’une heure et seize minutes.
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Et puis, nous avons tous été conquis, chaque tableau – une série trop séquencée, un manque de fluidité – est intensément applaudi – ce qui est rare -, sauf vers la fin où l’ambiance est, du fait de l’histoire, plombée. Le public fait un triomphe mérité, Millepied vient saluer. Les danseurs sont heureux de s’exprimer : le spectacle attend depuis 2 ans à cause du Covid.
J’ai rarement vu de l’image en direct (« Le spectacle est différent à chaque fois grâce à la vidéo, qui nourrit la narration du spectacle. » Millepied ajoute : « Ce sont les images d’un film fantastique qui se sont imposées à moi. Je l’ai d’abord pensé comme un long métrage. »), utilisée aussi intelligemment, tout comme l’exploitation du lieu, la zone antique, romaine. Même les bouts de colonnes sont exploités – ce qui est malheureusement rare. Heureusement qu’il n’a pas plu comme annoncé ! Pensez pour l’image : la scène phare, avec la musique assommante de Prokofiev (ballet de 1935), bien connue jusqu’à être exploitée pour la pub du parfum Egoïste de Chanel dans les années 80, est uniquement filmée et diffusée sur un écran géant, aucun danseur sur scène. Le bruit des pas nous indique que ce n’est pas une supercherie. Nous songeons aux précurseurs N + N Corsino. Nous découvrons ainsi les coulisses des Nuits de Fourvière – fantasme assouvi – et on songe, évidemment à Black Swann (D. Aronofsky, 2010) notamment pour la perception de la scène depuis les coulisses. Un chauve massif avec caméra imposante harnachée et contrepoids, le steadicameur Trevor Tweeten, parfois assisté d’un type véloce avec réflecteur, filme de façon très physique à la Shining (à la Dolly chez S. Kubrick, 1980). Et il y a cinéma, même si la scène de l’assassinat n’est pas tout à fait réussie à cause de la tremblante du mouton et si la mort de Roméo est interminable ! Filmer la danse en plongée, c’est simple et très efficace : nous captons les mouvements de groupe autrement tout en conservant la vision de face ou quatrième mur, ce serait presque du split screen ; nous envisageons la danse sous un autre angle, un peu comme la perception nouvelle de l’univers par le télescope tant attendu James Webb après Hubble. Millepied en Colomb de la danse ? Filmer en bord de scène avec des miroirs, permettant de travailler la profondeur de champ, est du meilleur effet.
Les gestes sont techniques, des solos et des duos magnifiques, des pas de deux mais rien de très novateur. Le brun gominé Roméo est parfait : grand corps souple, gestuelle parfaite. Son ennemi, un danseur d’origine asiatique, presque féminin, un petit, râblé, tout en muscle (Shu Kinouchi en Mercutio) comme Noureev, finit par nous conquérir, sans tomber dans la caricature des arts martiaux. Juliette est petite et trapue avec ses docks. Millepied utilise des corps non normés, c’est l’apport aussi de la danse contemporaine. L’amante de Juliette – c’est le côté proustien et un peu à la mode en ce moment tout comme le côté interracial, même si nous échappons à une Juliette en homme avec robe et talons – est une noire élancée qui, au début, n’épate pas puis nous enchante, notamment en solo et en duo. Les scènes de drague et d’amour filmées en dehors du plateau sont réjouissantes. Une autre dimension est apportée à la chorégraphie, même si l’apport est essentiellement technologique. Quand la petite incarnant Juliette transporte l’inanimée amante, nous sommes impressionnés par la force physique de la petite.
Côté scénographie, plutôt sobre avec un canapé bobo rouge, la saisie à pleine de mains de néons, façon Luke Skywalker, dans la nuit est un truc qui fonctionne toujours et permet des figures géométriques bienvenues. Placé aux premiers rangs des gradins, nous avons le bonheur de voir les danseurs et danseuses défiler devant nous pour l’enterrement de Roméo – je ne divulgâche rien. Malheureusement, j’avais oublié mes lunettes de soleil mais pas ma casquette, car nos yeux, éblouis, en ont pris un coup.
Il y a un génie incontestable de Millepied. Mais sa chorégraphie marquera-t-elle la danse comme Béjart, Preljocaj, Olivier Dubois et d’autres ? Pas si sûr. Il est très appréciable qu’il soit demandé de ne pas filmer avec son portable et même de l’éteindre même si les cultureux d’à côté, dont un type efféminé qui m’a heurté 5 fois, ne se sont pas gênés.
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Un solo de et avec Millepied, accompagné par le pianiste Alexandre Tharaud, sera présenté aux Nuits de Fourvière en 2023. C’est la dernière édition de Delorme, directeur du Festival Les Nuits de Fourvière, le plus étendu dans le temps de France, depuis 2003.