Papy Godard fait de la résistance

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« du visible dans le non-vu, de l’audible dans le non-entendu, du compréhensible dans l’incompris, de l’aimable dans le non-aimé. » (Jean Epstein, Le Cinéma du Diable).

Jean-Hulk a gobé des rayons gamma. Longtemps que j’ai décroché de Godard. Trainé des pieds. Et là, la claque, la commotion. C’est l’un des grands films de cette année, n’en déplaise aux dernières déclarations d’Eddy Mitchell / Moine. Je dirais même plus : nous ne sortons pas dans le même état que dans lequel nous sommes entrés, cela se nomme art. Comme une évidence en temps d’urgences. Limpide.

Le livre d’image sera peu diffusé en salle (« les images doivent passer sur une toile réservée à la peinture ») car l’œuvre se positionne entre l’installation d’art contemporain et poésie, au sens étymologique de faire (poiesis), visuelle et sonore (voire électroacoustique avec son choral dispersé en 7.1, une sorte d’Ecrits/studio réussi, il n’y a pas de mal) avec des moyens artisanaux (un écran plasma sur lequel Aragno, l’un des collaborateurs comme monteur, filmeur et producteur, « Ou des fois je lui laisse faire, je lui dis : « Faites à votre idée », et puis ça me donne d’autres idées. Ou bien on garde et puis, disons, il régularise la chose pour la livraison. Au tournage, il fait aussi bien le son que l’image comme quelqu’un en documentaire. » selon JLG, précise qu’« Aujourd’hui, sur les téléviseurs 8K, le contraste entre le noir et le blanc est de 10 000, alors qu’en salle, on arrive à peine à 2000. Le livre d’image a été fabriqué sur un grand écran plat, avec 10 000 de contraste. Projeté sur un écran blanc, le noir n’est jamais noir. C’est de la non-lumière sur du blanc, toujours un peu grisâtre. Tandis que sur un écran plat, LED ou plasma, c’est noir noir. Un gouffre. », et deux hauts parleurs éloignés pour que le son soit découplé au maximum de l’image puisque « Le but était de séparer le son des images, qu’il ne soit pas le compagnon de l’image mais qu’il la commande. Les frères Lumière qui n’avaient pas le son, à leurs débuts, étaient des contemporains des impressionnistes, ils ont utilisé les couleurs » – le projet initial était un film-sculpture pour trois écrans, ce qui a déjà existé avec Napoléon d’Abel Gance, 1927, en cours de restauration, que j’ai eu la chance de voir dans le dispositif original dans les arènes de Nîmes). La projection se déroulera dans des théâtres (comme le Vidy à Lausanne du 16 au 30 novembre), au Centre Pompidou, à la Galerie nationale de Singapour, au musée Reina Sofia à Madrid et dans un musée new-yorkais. D’où le privilège de l’avoir vu – Claire Denis était également dans la salle -, à l’Institut Lumière (Lyon), là où le cinéma est né (3 versions de La Sortie des usines Lumière, 1895), précisément.

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   Le sous-titre du film est : Image et parole (« Parce que les Américains et les Allemands, ils n’ont pas de mot pour ‘parole’. Ils disent ‘Worte’ ou ‘words’. Même Hamlet dit : « Words, words, words. » Mais il n’y a pas de mot pour ‘parole’ »). C’était le titre initial du film, avec papyrus entre parenthèses. Il s’agit, dans la lignée de ses Histoire(s) du cinéma (1989, 1999, 2005) – aporie esthétique annonçant les plus classiques Scorsese (Un voyage avec Martin Scorsese à travers le cinéma américain, A personal journey with Martin Scorsese through american movies, 1995 ainsi que Mon voyage en Italie, My voyage to Italy, Il mio viaggio in Italia, 1999), Frears (A personal history of British cinema by Stephen Frears, 1995) et Tavernier (Voyage à travers le cinéma français, 2016, 2017) -, d’un travail de collage (images d’actualité, archives, extraits de films en HD,  morceaux d’œuvres, transformées ou non, fragments textuels ou musicaux, surimpression et surexposition des images, titres, surtitres, intertitres), comme chez Schwitters, Heartfield, Ernst ou de montage (par exemple, des victimes de Daech sont jetées à l’eau d’où James Stewart sauve Kim Novak dans Sueurs froides, Vertigo, Hitchcock, 1958; un monstre de Freaks de Tod Browning, 1932, se retourne confus devant une image porno – montage facile mais efficace) plus que de tournage.

Jeux de main

L’expérience est en cinq parties, comme les cinq doigts de la main – « Et – enfin ! – ma main vit, ma main voit. »; la geste étant omniprésente comme dans l’art religieux et l’histoire de l’art en général -, mais le dernier doigt, selon Godard, est aussi le centre, la partie centrale de la main :

1- « Remakes » (constat de l’invariable répétition des guerres, qualifiées de « divines » en tant que constante de la nature humaine, et des catastrophes au cours de l’histoire, en confrontant les conflits d’antan avec ceux d’aujourd’hui ; toute civilisation est fondée sur un génocide, « C’est une brève histoire que celle de l’extinction en masse des espèces » ; Remakes rime avec rimes, à condition de le scinder en Rime(ake)s; remake, c’est aussi la copie),

2- « les Soirées de Saint-Pétersbourg » (la superbe plume du philosophe savoyard contre-révolutionnaire et ultramontain, ambassadeur de Napoléon en Sardaigne, Joseph de Maistre – choix étrange pour un Godard de gauche bien que son portefeuille soit à droite, à la place du cœur – dont l’ermite de Rolle aurait pu choisir l’ouvrage du frère Xavier, Voyage autour de ma chambre, 1794),

3- « Ces Fleurs entre les rails, dans le vent confus des voyages » (sur ces vers de Rilke, nombre d’extraits de films apportés par la chercheuse Nicole Brenez où le train – « Сomme si c’était un train, le cinéma était la locomotive et la politique, tout ça, était le dernier wagon », déjà présent dans la catastrophique exposition Voyage(s) en utopie, à la recherche d’un théorème perdu à Pompidou en 2006, cause de fâcherie provisoire avec Païni, objet de Reportage amateur, ersatz du projet initial Collage(s) de France, archéologie du cinéma, d’après JLG laissé en chantier, maquettes comprises -, est présent dès L’arrivée du train en gare de La Ciotat, frères Lumière, 1896, reflet du procédé cinématographique avec le travelling et sa dite morale, évoque, comme dans Le mécano de la Générale, The General, de Keaton,  1926, les mouvements conjoints de l’histoire, dont les camps de la mort ou l’exode dans Manon de Clouzeau, 1949, d’après le roman de l’abbé Prévost, et des images),

4- « l’Esprit des lois » (Henry Fonda incarnant le jeune Lincoln dans Vers sa destinée, Young Mr Lincoln, J. Ford, 1939, avant celui, jouant un homme enfermé à tort, du Faux coupable, The Wrong Man, Hitchcock, 1956 ; la politique où la justice passe avant la loi ; le cadre d’après Montesquieu dans une société actuelle où la notion de contrat des Lumières tend à être obsolète sans modèle alternatif viable; une chanson de Vissotski évoquant les règles et le dépassement des règles pour survivre),

5- « la Région centrale » (titre emprunté à Michael Snow, 1971; un Touareg caresse délicatement le menton d’une innocente gazelle comme dans une aquarelle ou une peinture de Delacroix ; allusion à l’Arabie heureuse d’Alexandre Dumas, le Moyen-Orient fantasmé par Godard sur le fondement du chemin de fer en Turquie de Smyrne, construit par son grand-père maternel, à un petit endroit qui s’appelait Cassaba, nom de son premier chien, par l’occident avec Salammbô de Flaubert avec tournage à la Marsa, sur l’ancienne Mégara, et l’inévitable Shéhérazade des Mille et une nuits, Saint Louis, mort à Carthage; Jeancul God cause des religions du livre, « les hommes vénèrent beaucoup trop les textes, la Bible, le Coran, la Torah », et du rapport à la guerre; l’actrice Ghalia Lacroix, qui joue en Tunisie, pays où plusieurs plans ont été tournés par Aragno, le rôle de Djamila dans For Ever Mozart, 1996 – où il était question déjà d’« une saturation de signes magnifiques qui baignent dans la lumière de leur absence d’explication » selon Manoel de Oliveira en 1993 -, et qui apparaît à plusieurs reprises, sans oublier Beyrouth et la Jordanie pour Ici et ailleurs, 1976 réalisé avec Jean-Pierre Gorin ; bref, un long chapitre, naïf sur le plan géopolitique – Bruno Etienne où es-tu ? Kepel sera ton disciple -, son Automne à Pékin sur le Moyen-Orient sentimental et sa satellisation par le reste du monde, où revient la question lancinante « Les Arabes peuvent-ils parler ? » avec l’occident qui ne comprend rien telle Bécassine car « les arabes et les musulmans n’intéressent personne », sont-ils audibles par des personnes sachant les écouter voire les entendre ?, à travers plusieurs extraits, lus par lui, du roman Une ambition dans le désert, 1984, Dofa, la « misérable oasis de Dofa » où régnait une paix souveraine, « car là où il n’y a rien, même les scélérats se résignent à l’indigence » alors que le premier ministre, Ben Kadem, dirige – car chacun se rêve actuellement roi mais personne ne se rêve Faust – tout en organisant de faux attentats révolutionnaires dans son propre État pour attirer l’attention des grandes puissances car privé de ressources pétrolières, bien que son sage cousin, Samandar, déplore que les bombes pleuvent, de l’écrivain égyptien francophone Albert Cossery habitant à l’hôtel Louisiane à Saint-Germain; Hasards de l’Arabie heureuse, titre en français dans le texte, de l’américain Frederic Prokosch; l’extrait du philologue palestino-américain Edward Said, Dans l’ombre de l’Occident, offre un apport critique : « la représentation, plus précisément l’acte de représenter (et donc de réduire) implique presque toujours une violence envers le sujet de la représentation; il y a un réel contraste entre la violence de l’acte de représenter et le calme intérieur de la représentation elle-même, l’image (verbale, visuelle ou autre) du sujet. » – Marie-José Mondzain aurait à disserter sur le sujet, le statut de l’image ; finalement, la région centrale, c’est l’amour, présent par exemple avec un couple tragique dans La Terre, Zemlya, de Dovjenko, 1930).

5 comme les cinq doigts de la main – reçue 5 sur 5 -, par quoi l’homme pense, accomplissant sa véritable condition dans cet Essai à la Montaigne : « La vraie condition de l’homme, c’est de penser avec ses mains » selon Rougemont cité ; « Avec ce film, je me suis intéressé aux faits, à ce qui se fait et ce qui ne se fait pas. J’espère que mon film montre ce qui ne se fait pas. Il faut parfois penser avec les mains et non la tête ». Leroi-Gourhan, l’homo faber de Bergson. Godard fait main basse : « Par exemple tendre la main au dehors et rassembler en un faisceau, du simple geste de la refermer, les voix qui passent du monde. Un simple geste de la main. » comme l’écrit Cholodenko.
« Un crime derrière chaque mot ! » écrit Novarina dans Le drame de la langue française dans Le théâtre des paroles. Godard fait un doigt avec son contestable « Que des gens lancent des bombes, ça me paraît normal, que faire d’autre ? Je serai toujours du côté des bombes… » compréhensible d’un certain sens mais quid du Bataclan et ailleurs ?

Godard aime le côté artisanal de la collure au montage (« Vous savez, moi je ne suis qu’un fabricant de films ») : il utilise le montage analogique avec de vieux appareils, 7 ou 8 machines qui remplissent la pièce datant d’il y a 10, 15 ans, dont l’un ne permet pas de revenir en arrière – aucune erreur possible. Constatant, de façon réaliste et logique, que nous sommes en guerre (« On n’est jamais suffisamment triste pour que le monde soit meilleur » Elias Canetti, clamait à Cannes sa productrice Mitra Farahani, Ecran noir; « La guerre est là…», nous annonce Yoda avec une faible et vieille voix tremblotante au souffle coupé par trop de cigares ; « tout ce qui vit doit être immolé sans relâche »), le sujet proposé par Godard est l’histoire des images et leur utilisation pour comprendre les régimes autoritaires (l’image arrêtée de l’armée israélienne suivie d’un plan du Cercle de la merde dans Salo ou les 120 journées de Sodome, Salò o le 120 giornate di Sodoma, Pasolini, 1975; dans le film de Rossellini, on les voyait jeter à la mer, pour signifier la fin de la guerre, et puis après dans le film islamiste on les voit rejeter à la mer), le fascisme, l’obscurantisme (les islamistes dans Timbuktu de Sissako, 2014), la mythologie et l’art.

Au début est le noir. Et la lumière fut. Faisant fi des Schtroumfs, Godard invoque Bécassine : « Les maîtres du monde devraient se méfier de Bécassine parce qu’elle se tait ». « Ce dont on ne peut parler, il faut le taire » concluait Wittgenstein dans son Tractatus Logico-Philosophicus écrit dans les tranchées. Antépénultième : « Même si rien ne devait être comme nous l’avions espéré, ça ne changerait rien à nos espérances » Peter Weiss. La fin : l’association (samples et boucles, surimpressions et monologues, cut-up), principe essentiel du dispositif godardien agrémenté de la translation comme chez Proust inspiré de Ruskin ou Claude Simon qui faillit être peintre, de la « révolution » (« Il doit y avoir une révolution. ») et de l’image finale d’une chute. Le dernier plan, emprunté à Le plaisir (Ophuls, 1952), c’est un couple de la Belle Epoque exécutant la danse du Masque de façon survoltée ; l’homme, un dandy sans visage, bouge comme un pantin, s’écroule d’un coup, raide mort, disparaît du champ ; sa cavalière poursuit sa danse, puis recouvre ses esprits, se retourne – on achève bien les chevaux. Les derniers mots : « ardent espoir ».

Le monde est bleu comme un orage

Les portraits défilent : Rimbaud, trafiquant aux semelles de vent arrivé à Aden, puisque le film est sous le sceau de Les Illuminations où le livre d’image serait, en une fausse piste, parsemé d’enluminures et de fulgurances guidées par de puissantes intuitions qui mériteraient parfois d’être développées, Céline, « Faites passer sur nos esprits, tendus comme une toile, vos souvenirs avec leurs cadres d’horizons. » (Voyage, Baudelaire), ralenti sur Jean Gabin, un fond de Scott Walker, l’un des modèles de Bowie qui contribua à faire connaître Brel dans le monde anglo-saxon, le C. F. Ramuz de l’enfance, écrivain si oublié et pourtant si contemporain avec ses répétitions hypnotiques, un plan sur Cocteau foudroyé avec l’emphase que nous lui connaissons, Caillebotte, Eddie Constantine (souvenons-nous d’Alphaville, 1965), Depardieu, Odile Versois, Rosa Luxembourg très présente, Gauguin, sa compagne Miéville avec le plan sur son livre, préfacé par Jean-Luc, Images en parole où un extrait poétique est lu, etc. Au gré, sont reconnaissables, comme des restes archéologiques, Le dernier des hommes (Der letzte Mann, Murnau, 1924), le fameux œil tranché, ou métaphore du cinéma qui nous plonge dans une scène d’horreur qui marque comme aux débuts du cinéma, du Chien andalou (Luis Buñuel, 1929 avec Salvador Dalí), le père Jules (Michel Simon) et, dans un autre extrait, la jeune mariée (Dita Parlo) dans L’Atalante (J. Vigo, 1934), Berry en diable dans Les Visiteurs du soir (M. Carné, 1942), le kitsch Johnny Guitar (Nicholas Ray, 1954), La strada (Fellini, 1954), En quatrième vitesse (Kiss Me Deadly, R. Aldrich, 1955), Alenka (Alyonka, Barnet, 1962), Hamlet (Franco Zeffirelli, 1990), Elephant (Gus van Sant, 2003), etc. ; il ne s’oublie pas avec des extraits du Le Petit Soldat et Les Carabiniers (1963), de Week-end et La Chinoise (1967) et d’Hélas pour moi (1993). Si aucun droit n’est demandé aux auteurs, le tout figure dans un générique digéré dans le film, comme dans le catalogue dada.
Outre le train, le symbole le plus parfait du cinématographe est cet extrait de Mouchette (Bresson, 1967, d’après un roman de Bernanos), mais aussi bien dans La règle du jeu (le marivaudage de Renoir, 1939), parfois mis en ralenti par Godard, de ce lapin chassé, entre vie et mort, présent et futur débouchant sur le passé, où Mouchette projette son destin malheureux. C’est sa flèche de Zénon. Ici compte le mouvement, le contrepoint (« le contrepoint est une discipline de la superposition des mélodies », dans une perspective où les arrangements prévalent sur l’harmonie et la différence des mélodies sur leur parenté), l’ascétisme (Godard retire, élague, d’où son équation, omettant pourtant un nombre imaginaire dans sa conférence de presse cannoise en FaceTime sur un téléphone portable où les journaleux défilent un à un : « Un film c’est plutôt une équation que peut résoudre un enfant. C’est X+3=1. Si X plus 3 égale 1, alors X égale à -2. Autrement dit, quand on fait un film, pour pouvoir trouver une image, il faut en supprimer deux. C’est la clef du cinéma. Mais si c’est la clef, il ne faut pas oublier la serrure », c’est-à-dire l’image), le rapport entre les plans par le montage avec un effet Koulechov décuplé. Godard retire comme les affiches lacérées de Hains : aller à l’os. Gilles Jacob a raison de qualifier Godard de « Picasso du cinéma », sachant qu’ayant dépassé sa période bleue, il revient à cette couleur.

« Nous nous demandions comment dans l’obscurité totale / Peuvent surgir en nous des couleurs d’une telle intensité ». Le livre d’image a failli s’intituler Tentative de bleu ou Le grand tableau (noir). Nous plongeons dans le bleu, couleur primaire (cyan), comme dans une installation de James Turrell (exposition La beauté, Avignon, 2000), en évitant le bleu Klein, l’océan, la méditerranée, les qualifiés de migrants ou réfugiés sur des Radeau de la méduse, Lesbos, la poésie, Ulysse (Le mépris, 1963). Godard choisit des extraits et les triture avec un appareil spécifique qui amplifie le signal : les aplats de zones saturées à dominante bleue, l’étalonnage en bleu laissent songer nettement à Nicolas de Staël qui était exposé à Voyage(s) en utopie, à la recherche d’un théorème perdu (le tableau Les musiciens, souvenir de Sidney Bechet, 1953 mais également La Blouse roumaine d’Henri Matisse, avril 1940). Loin de Van Gogh, dominé par le bleu, de Pialat (1991), anciennement peintre, JLG utilise des couleurs, un noir et blanc triturés, parfois sursaturés, solarisés, pixellisés, jusqu’à la dégradation volontaire (le bal dans Guerre et paix, Voyna i mir, Sergey Bondarchuk, 1966 d’après Tolstoï en souvenir de l’invasion allemande en Russie ; l’érudit Eisenschitz fournit en films russes). Aragno remonte et retravaille sur ordinateur (HD, 3D) afin de rechercher une définition meilleure, éviter les problèmes de trame. L’apport numérique révèle la matière, vivante, organique, argentique du cinéma par le grain de l’image, les perforations de la pellicule. Le résultat : l’expressionnisme numérique.

Le changement de format en cours de projection (4/3, 16/9 : « Je veux dire qu’autrefois les peintres, ils peignaient avec ce qu’ils avaient à disposition. Quand on a inventé les tubes de peinture, ça a beaucoup changé, l’impressionnisme etc. Donc, on fait rien que le réel. (…) Même la télé : il n’y a pas un téléviseur qui fasse pareil que l’autre. Donc, on n’y peut rien. Il faut tâcher qu’il reste une chose et c’est cette chose qu’on doit choisir au départ et chercher, si vous voulez. »), de cadre, en jouant sur la télécommande, comme ce qui est possible de faire avec la tv, n’est pas maîtrisé et pas heureux. Le texte comme valeur cardinale justifie le titre Le livre d’image où les mots à l’écran sont comme des images : « Avec les religions du livre, le texte des lois, les Dix Commandements, nous avons sacralisé le texte. Il fallait le livre d’image. ». La qualité de Godard est sa capacité à recevoir. JLG réinvente le visuel en réaffirmant que la langue ne sera jamais le langage.

Le son du chaos du monde

« On a perdu un peu la sensation d’espace, beaucoup même, qu’il y avait dans les premiers films avant la Deuxième Guerre mondiale. Tout est devenu plus à plat, si vous voulez, et très différent de la peinture. Une bonne photo à un moment parle mieux qu’une image. Même les travellings : je me souviens de la phrase de Cocteau qui disait que faire un travelling était complètement idiot parce que ça rendait l’image immobile. » « Pendant quatre ans, j’ai cherché à trouver quelque chose, certains sons qui pourraient raconter quelque chose. Parce qu’il faut quand même raconter quelque chose ! Je pense que le texte peut s’accrocher aux images ». Et encore : « la recherche d’un son qui est l’équivalent d’une image et qui est plus près de la parole au sens profond ». Si Adieu au langage (2014) explorait la 3D en image, ici le 3D est sculpté par le travail sonore spatialisé. Son tournoyant et décalé pour les voix off du réalisateur, on dirait une production de l’INA/GRM mais il s’agit d’une élaboration là aussi artisanale : pression acoustique, baffle Jbl des années 80 avec une belle rondeur dans le son, nul max msp. Si les 3 panneaux centraux de l’écran sont utilisés comme d’habitude, les panneaux latéraux sont mis à contribution, non pour un dolby ou autre, pour un effet sidérant, immersif et saisissant, même si la voix de Godard est parfois inaudible, à cause d’un mauvais dosage, au point de se reporter aux sous-titres en anglais auxquels Godard avait d’abord renoncés car en « américain ». Le découplage image/parole, notamment pour les bombes et les explosions, est justifié contre « le son [qui] va avec l’image et qu’on croit ce qu’on voit ».

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Si Artaud prônait un séminal théâtre de la cruauté, Godard révèle ici un cinéma de la cruauté : être une pensée par l’image et une image de la pensée dans le chaos du monde. Inspirant.

Pour ces 50 ans de mai 68, où l’affiche de Cannes piochait dans Fierrot le pou (1965) où Bébel embrasse son ex Karina, une palme d’or spéciale a été créée. Cate Blanchett a salué « un artiste qui fait avancer le cinéma, qui a repoussé les limites, qui cherche sans arrêt à définir et redéfinir le cinéma ».

[Welles, Lumière 2018] The other side of the mouise

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The Other Side of the Wind, Orson Welles, 1970-76/2018, 2h02, noir et blanc et couleurs.

Rocambolesque

Vérités et mensonges (F for Fake, 1973) augurait fort mal de la suite. Oja Kodar, sculptrice d’origine croate, la compagne d’Orson, jouait déjà, montrée sous toutes les coutures. La suite, c’est un projet écrit en 1950, tourné entre 1970 et 1976 puis bloqué par un financier, beau-frère du Shah d’Iran, puis par un conflit entre Kodar et la fille cadette du metteur en scène, Béatrice, Jeanne Moreau aussi, paraît-il. Résultat : 1 000 bobines de rushs, soit des centaines d’heures, restaient conservées dans un dépôt de Bagnolet sans être exploitées ; Welles, échaudé, avait heureusement sauvé 42 mn qu’il a ramené aux Etats-Unis. Stone et Lucas s’y sont ensuite cassés les dents. En 2015, trois producteurs – louons leur travail -, Frank Marshall, qui a produit Spielberg, Jens Koethner Kaul, Filip Jan Rymsza, directeur de Royal Road Entertainment et réalisateur de deux films (Dustclouds, 2007, Sandcastles, 2004) – ce dernier était présent à la présentation, d’ailleurs indigente, où Frémaux déclare l’avoir pris au début pour un charlatan-, firent appel au monteur Bob Murawski pour le montage titanesque (2 ans) vu la variété du matériel (super 8, image tv, 16mm, 35mm, images d’archives, etc.). Frémaux, qui, d’un revers de main, ne reconnaissait pas officiellement la faible représentation des réalisatrices au Festival de Cannes en 2017 avant de récupérer de façon opportuniste le mouvement #metoo suite au scandale Weinstein, bien que la défense de la projection sur écrans de cinéma soit légitime et nécessaire, a loupé le coche à Cannes 2018, malgré les suppliques de la fille cadette de Welles. Netflix a finalement présenté The other side of the wind à la Mostra de Venise, festival créé sous et par Mussolini, rappelons-le, qui a damé le pion à tous les niveaux cette année au festival français (Lion d’or à Roma de Cuaròn qui ne devrait malheureusement pas sortir sur les écrans alors qu’il a été tourné en 65mm pour le cinéma).

Daube de taureau

          La séance du Festival Lumière 2018 commence mal malgré la présence dans la salle, soulignée par Frémaux, de Claire Denis et de Schatzberg, pote de Tavernier présent chaque année – même Chardère, le fondateur de l’Institut Lumière et de Positif est là, nombre de spectateurs sont sur les marches : Peter Bogdanovich, acteur principal du film, ami d’Orson Welles qu’il a interviewé (Moi, Orson Welles : entretiens avec Peter Bogdanovich, 1993, This is Orson, 1992, 1998), obligé moralement de terminer le film à cause d’une promesse, n’est pas présent (j’apprends ensuite qu’il sera absent pour sa master class car il vient de rentrer à l’hôpital : il a chu) ; le film lancé en 35mm est … This Other Eden (1959) de Muriel Box où le point commun serait vaguement l’Irlande ; Frémaux, le granthomme qui veut qu’on l’applaudisse et qui ne saurait avoir tort malgré le nombre de bêtises et de questions stupides qu’il profère, cabotine en disant que c’est une blague ; enfin Frémaux remercie Netflix, ce qui ne manque pas de piquant.

Le film commence par un accident, image statique qui ne laissera pas de souvenir comme dans Les choses de la vie (Claude Sautet, 1970 d’après un roman éponyme de Paul Guimard) mais les moyens diffèrent, il est vrai. A retenir le principe du flash-back global comme dans Citizen Kane (1941). Nous voyons dans The other side of the wind, une Oja Kodar souvent nue, comme si le voyeur et exhibi (« Je prépare un film cochon » avait-il déclaré à Bogda), l’obèse ourson et vieux Orson, était content de présenter sa jeune et jolie conquête (Pocahontas), néanmoins co-scénariste, en pâture au spectateur dans des scènes opportunément hippies et beat-nique, avec scène de baise dans la bagnole sous un orage violent où elle chevauche le John/Bob, sur une musique originale psyché rendant la bande-son jazz 2018 de Michel Legrand (« Le sujet du film me touche : l’idée du passage du temps, le renouvellement de l’inspiration » ; il est question dans le film de jazz et de nains), qui travailla sur l’indigent Vérités et mensonges (F for Fake, 1973), omniprésente et obsolète. Le voyeur spectateur se rince l’œil – pourquoi pas. « Plusieurs voix raconteront l’histoire, expliquait le réalisateur dans son livre de mémoires écrit avec Peter Bogdanovich qui lui insuffla l’idée du film. On entendra des conversations enregistrées, sous forme d’interviews, on verra des scènes très diverses qui se déroulent simultanément. Il y aura des gens qui écrivent un livre sur lui. Des documentaires. Des photos, des films. Plein de témoignages. Le film sera un assemblage de tout ce matériau brut. ». Malheureusement, nous sommes loin d’un Joyce, Dos Passos ou A. Schmidt au cinéma : la simultanéité n’est que successions, aucun split screen (L’affaire Thomas Crown, The Thomas Crown Affair, Norman Jewison et L’étrangleur de Boston, The Boston Strangler, Richard Fleischer, 1968 par exemple), alors que cette pratique existe depuis le muet, ou autre ; bref, aucune recherche formelle originale.

Dans une longue fête goyesque à la Arkadin (Dossier secret, Mr. Arkadin, 1955) Welles propose un montage effréné (y a-t-il au total plus de plans que dans Othello, The Tragedy of Othello: The Moor of Venice, 1951 ?) , voire fatiguant, où alternent les scènes en noir et blanc et en couleur – ce qui ne gêne pas pour les films muets mais qui sont ici plus que contrariants, ou se succèdent une multitude de personnages (Peter Bogdanovich, Mercedes McCambridge, Edmond O’Brien, Lilli Palmer, Dennis Hopper, qui n’a pas besoin de forcer pour avoir les yeux exorbités par la came, la Strasberg, Claude Chabrol, symbole d’une nouvelle vague ici mal comprise, qui fait une saillie drôle, Stéphane Audran, Norman Foster, Gary Graver, Curtis Harrington, Paul Mazursky, etc.) qui s’invectivent, se questionnent, s’agressent à coup d’aphorismes souvent hilarants (« On a dit de lui qu’il était le Murnau américain ! Mais j’ai oublié qui était Murnau »). L’humour est aussi léger que dans Falstaff (Campanadas a medianoche, 1965), d’ailleurs il est encore question de Shakespeare mais comme un cheveu sur la soupe, sur fond de flamenco car Orson est amateur de tauromachie en Espagne – le personnage principal, joué fort peu légèrement par John Huston incarnant un porc velu aux propos antisémites et homophobes, lorgnant sur une petite fille et terrorisant son entourage, n’est-il pas présenté ici comme le Hemingway du ciné ? C’est qu’Orson se venge d’Hollywood avec ses réalisateurs, leurs petites cours, les producteurs à l’ancienne, le fixeur, les critiques, pour nous servir du taureau … en daube ! La charge est plombée. La machine bavarde tourne à vide, la scène d’anniversaire en ciné-vérité, sous alcool ou drogue, est interminable. Dans une lourde mise en abyme, des séquences du film en question, entre série B à la Corman (bikers et femmes dénudées) et Zabriskie Point (Antonioni, 1970, dont les parodies sont décidément nulles, si nous tenons compte de Twentynine Palms, 2003, de Bruno Dumont ; ici, des perles qui tombent ridiculement sur le corps nu d’Oja Kodar que nous aurons décidément vu sous tous les angles) et sont projetées par intermittence entre des coupures de courant, dans un drive-in, avec des nains qui lancent des feux d’artifices mais malheureusement nous sommes loin de la Dolce vita (1960) ou 8 ½ (1963) de Fellini. La charge est vulgaire (dans le sens où Le loup de Wall Street, The Wolf of Wall Street, M. Scorsese, 2013 à force de dénoncer cette vulgarité permanente finissait par le devenir lui-même) : en voulant être dans le mouvement de l’époque, il rate sa confrontation avec Antonioni, Fellini et Godard des années 70, où Welles serait plutôt ici à bout de souffle malgré une forte énergie inutile, mais aussi avec le nouvel Hollywood (Hopper, De Palma, le critique McBride, jouant son propre rôle ici, déclarant hors champ « Si l’on veut savoir à quoi ressemblait l’ambiance à Hollywood pendant l’ère ‘Easy Rider’,  quand la nouvelle génération a bousculé les vieux réalisateurs, il suffit de visionner ‘The Other side of the Wind’. », Monty Hellman, etc.) que représente le « magnétophone vivant » Peter Bogdanovich, excellent réalisateur quoique parfois trop référencé (les excellents La dernière séance, The last picture show, 1971, La barbe à papa, Paper moon , 1973, sentent Les raisins de la colère, The grape of wrath, J. Ford, 1940. Bogda était perçu comme un pasticheur, comme Tarantino aujourd’hui). Deux scènes à sauver : une poursuite, esthétisante, laissant songer à la fin de La dame de Shanghai (The lady from Shanghai, 1947) ; la fin du film dans le drive-in où l’image sur l’écran s’efface progressivement. L’allusion à la bombe laisse penser au début de La soif du mal (Touch of evil, 1958), de même lorsqu’un personnage se vautre dans une flaque d’eau.

*

A la fin, une fois que tout le monde est parti, les gens n’en pouvant plus de ce gloubi-boulga, Orson nous gratifie en voix off d’un « cut », probablement rajouté postérieurement. Gageons que la critique française criera au génie et nous assommera avec des articles pseudo-savants. Franchement, si ce n’était pas d’Orson Welles, personne ne s’y intéresserait ! Il restera à se reporter au documentaire, diffusé uniquement malheureusement sur Netflix, de Neville, They’ll love me when i’m dead (2018), phrase que confessait Welles à Bogdanovich. Reste à savoir si Netflix confirmera sa tentative de légitimation dans la profession cinématographique et auprès des cinéphiles par une sortie de The other side of the wind prévue en salle. Chacun.e pourra ainsi se forger sa propre opinion.

[Manuscrit Poésie] Cadette des 7 (#épisode 69)

cadette des 7

avance pas dangereuse

demi femme  heureuse

pas à    pas dangereuse

enfants attendent

leur maman pleure

acte monstrueux

mais pas monstre

fini bébé pour

cadette des 7

utérus enlevé

va pas à pas

dissiper brume

oui donner mort pis

pas acquitter non

pas à pas avance

j’ai tué mes enfants ça je le sais

pas facile ça ici

hors norme ça

souffre comme aucune

femme souffre ça

pas à pas

cadette des 7

avance ah

acquitter non

mais juste pour

cadette des 7

juste pour enfants

juste ça

pas à pas sortir

sortir vite

suivie jour

après jour

déchirer brumes

pas à pas

clive plus

de bébés tués

accepter ça

porter ça

pas à pas

 

« Je vous conseille de lire Erik Wahl. C’est un excellent poète. Il n’a pas encore publié de livre mais, on peut découvrir ses textes dans des revues comme Nioques. » Cyrille Martinez, D-Fiction

[Manuscrit Poésie] Cadette des 7 (#épisode 68)

cadette des 7

souffre tétanisée

acte monstrueux

mais pas monstre

non avocat général

veux pas monstre

noir sur blanc

pas une icône

cadette des 7 souffre

comprendre incompréhensible

limite du mur

ça comprendre ça

pas acquitter non

461 462

je ne leur parlai pas

pas allers-retours

aux enfants eux

 je leur parlais

tête corps

aller-retour

pas vu ah

limite du mur

noir brumes

vous punir oui

  • murmures –

voir dedans brume

pas danger

cadette des 7

pas à pas

déchirer brume

pas des êtres

sa mère

pas responsable

remous sables

mouvants

peut-être enfance

père pas responsable

pis brume plante

là pas à pas

 

« Je vous conseille de lire Erik Wahl. C’est un excellent poète. Il n’a pas encore publié de livre mais, on peut découvrir ses textes dans des revues comme Nioques. » Cyrille Martinez, D-Fiction