[Gastro] Médite la méditerranée avec Passédat

Se lécher les babines et les yeux en voyant la fin du marché de poisson à la criée sur le vieux port. Un bus 83 arrivant enfin, me voici arrivé à Fausse monnaie sur la Corniche Kennedy, passés le vallon des Auffes et la plage de Malmousque. Le quartier d’Endoume, la anse de Maldormé. Passé Passédat, héritier d’une famille d’artistes, ancien élève d’Alain Chapel, des frères Troisgros et de Michel Guérard, me voici au-dessus de plagistes se bronzant en pleine vacance de Toussaint alors que les vagues fouettent les rochers. Un couloir en plein air qui pue la pisse, je tourne en rond, je trouve finalement le 1917 grâce à un taxi sortant du parking. Je passe la magnifique piscine, non utilisée à cet instant, qui préfigure l’architecture du relais et châteaux par Rudi Riciotti (le MuceM). Tout le contraste de la triste et aimée mais aussi détestée Marseille ou Phocée : la grande classe qui surplombe les gens qui, en dessous, n’en ont rien à foutre – et ils ont bien raison – et se grillent au soleil encore égal pour tous, heureusement. La délicieuse dame m’a gardé une place devant les vitres avec double vue : à droite, une île privée, qui a appartenu au bijoutier Morabito, père du designer Ora-ito qui a pignon à la maison du fada, au vallon des Auffes ; plus loin, le Frioul. A gauche, la rade de Marseille, représentée en 3D par du relief de plâtre creux et blanc sur la table. En bas, de belles baigneuses qui se lancent dans l’eau en plein soleil, un 29 octobre ! Les rideaux noués tremblent au vent : impression d’être dans un film – Le Mépris de Godard ? La pièce, spacieuse, qu’agrandit un magnifique grand tableau abstrait du génial peintre Marseillais Traquandi, n’accueille qu’une dizaine de tables loin d’être toutes remplies, des chaises blanches orientables d’un design des années 60-70, un verre-ciboire Stark, un petit promontoire en argent, avec un poisson accolé, pour y poser le couteau à poisson. Un immense Saint-Pierre, le paradis dans l’assiette, est présenté. Choix : pain de campagne ou pain blanc. Penser à Poisson sur une assiette du nabi japonisant Pierre Bonnard au Musée des Beaux-arts de Lyon.

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Une jeune femme, fine et grande, brune aux cheveux décolorés vers le bas avec petit chignon, élégante dans son tailleur, un bracelet discret en or, sert. Le sommelier, un grand méditerranéen, un vieux plutôt jovial mais échaudé que je ne prenne qu’un vin au verre : ouf, il ne me fera pas son numéro à la Raimu, pourtant né à Toulon. Il n’a pas l’air convaincu par ma démonstration que, ne pouvant boire que du vin rouge, un pinot noir d’Alsace ou de Bourgogne, par exemple, pouvait accompagner un poisson. Allons pour Un Beaune Côte de Nuit 2014, le type m’évite un Côte Rotie, mon péché mignon, à la peau des fesses. Je goûte et dis « on ne discute pas ! » tant le vin est incroyable par son côté à la fois fruité, mais pas trop, et tanique marquant le fait qu’il a eu le temps de vieillir en fût ; « on peut toujours discuter ; le vin sert à ça. », rétorque-t-il.

En amuse-gueules, une incroyable longue herbe corse verte, un peu comme du céleri, mais en plus évolué, sur son lit de glace, pour conservation, à plonger dans un humus du cru, il pleut plein de petites fleurs délicieuses à croquer (orange, jaune, etc.) ; un gressin, gratté à l’huile d’olive sicilienne, avec sumac des calanques présenté entier devant nous – rouge, rouge, rouge qui tombera sur la table ; un incroyable bouillon de rouget de roche avec de l’anis étoilé qui éclate en bouche ; une raviole en vitraux de Saint Victor (ah, les navettes de là-bas, dans le croquant, la fleur d’oranger – un hommage aux marins !) avec crudités sur un fond d’artichaut avec, à côté, artichauts crus de Sardaigne.  Un italien, toque en tête, moustache de hipster à la Cardoz, présente une focaccia, un mix de plusieurs régions selon lui, aux incroyables tomates cerises de Provence arrosée d’huile de Toscane. Dès l’entrée en table, deux petits pots blancs bien distincts sont présentés : sont versés dans des petits plats prévus à cet effet, une huile de Toscane donc, très proche de l’incroyable Perdissaca Buža croate (élue meilleure huile du monde 2019) trouvée à Dubrovnik / Ragusa, perle de l’Adriatique), d’une ardance toutefois peu prononcée (la forte ardance, gage de qualité, peut heurter le public) et une huile de Provence, près de Maussane ( à base de picholine donc ?), je crois, plus douce et totalement différente, très intrigante voire mystérieuse car au caractère peu prononcé. Je me gave littéralement de ces deux huiles sur du pain ou en cuillère, quelques gouttes tombent sur la nappe en tissu d’un blanc qui était immaculé. Est-ce de l’huile Alexis Muñoz, celui qui fournit Anne-So Pic, Viannay de la Mère Brazier, Têtedoie, le Savoy, etc. ? J’opte pour le menu Passédat (270 €) au déjeuner. Un mistral insistant calme le soleil en fer blanc : les plats refroidiront très, voire trop, vite malgré les précautions prises (cloches, etc.).

            Deux très belles tentacules onctueuses de poulpe découpées en lamelles. Curieuse infusion d’aubergine, à tendance poivrée, à la menthe fraîche du Maroc, forte à vous réveiller un mort. Passent les 3 poissons, grâce à la pêche de Christian, souvent cuits à basse température. Arrive le plat signature de Passédat, héritée de sa grand-mère cantatrice, photographiée par les frères Lumière : le loup de palangre Lucie Passedat ou pavé épais cuit à la vapeur, décoré de craquants et délicieux rubans colorés de courgette et concombre, avec une teinte de camaïeu de verts sombre et clair sur une base densément parfumée (tomate rouge et verte, citron, basilique, coriandre, fenouil sauvage, huile d’olive, pointe de truffe noire – rappel de ses racines du Quercy) sur lit moelleux à déguster à la cuillère.

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Un discret accord terre/mer qui change du htv (homard tête de veau de Têtedoie). Délicieux mais, méditerranée oblige, l’huile abondante rend le plat trop gras comme en Grèce ou ailleurs, comme un effet de saturation voire d’écoeurement. Accompagné avec une sauce à la truffe noire toujours bienvenue, les frères Marcon ne seront pas jaloux. Problème : à aucun moment le goût de la truffe ne transparaît, seule sa texture reste. La belle serveuse lâche, avec son accent marseillais, que j’ai fait honneur au plat.

Un plat incroyable : la poutargue (au mulet, bien sûr, il en existe d’autres ?!!) est présentée entière puis découpée en lamelles. C’est tellement fort en bouche que le reste, dont, comme Alain Ducasse (Plaza Athénée) ou encore Bernard Pécaud (L’Ambroisie), un magnifique caviar Schrencki d’un lac du nord de la Chine, Qindaoh dit le lac aux milles îles, où il faut attendre une dizaine d’années pour atteindre une bonne qualité d’œufs d’esturgeons – qui va jusqu’à 120 kg ! – à leur deuxième voire troisième ponte. Un magnifique champignon blanc et beau, comme une estampe japonaise, rare mais son goût ne me convient pas – trop aigre, contrapunctique. Le jardin marin est une merveille visuelle avec bouffée d’iode relevée de criste marine au goût vif et puissant de roche. La moule est charnue, l’huître tombe dans la soupe, c’est-à-dire un bouillon de planctons, riches en vitamine c et qui permet de lutter contre le scorbut, qui revient actuellement, présenté dans une conque, et tâche ma chemise pour ma lecture-performance avec un pistolet de capitaine Flam dans l’auguste salon du FID (Festival International du Documentaire) avec stuc rococo, peinture licencieuse XVIIIe en plafond et sièges noirs fort confortables nonobstant une excellente acoustique. Un filet de sardine, normal puisque les Sardes dînent à l’huile. La chair tendre d’un coquillage proche du couteau, du concombre de mer. Pour remonter le palier de l’apnée gastro, un bouillon avec une bizarre texture filandreuse en tube, entre la coquille Saint-Jacques et le salsifis : une mauvaise impression.

            Le trou normand, terme qu’ignoraient les personnes au service, est un verjus, c’est-à-dire des grains de raisin très acides recueillis en juillet, nous est-il expliqué par une jeune acnéique concurrençant un serveur boutonneux, glacé, – mais moins que les autres jusqu’à ramollir comme une bite non d’amarrage mais d’ancêtre, étant le dernier arrivé-, puis râpé, neutralisé avec une sauce plus douce avec bouts de glace, le tout surmonté de gingembre éclatant.

 

            Le frometon est peu surprenant – ce n’est pas la saison de l’excellente et délicate chèvre toute de cornes torsadées en forme de lyre du rove de la Côte bleue servie en tube et affinée au vinaigre car tout le secret est dans le dosage -, avec une tome de tome et une autre tome avec une sauce verte très relevée avec de l’aubergine, un parmesan de 36 mois et une mi-mollette vieille, à part ce chèvre des Arnavaux accompagné de confiture de fruits rouges. Un peu décevant. C’est plus roboratif chez Bocuse mais, ma foi, je me suis ici bourré le bédelet pour un bon pénéquet. Un pain encore chaud avec du raisin.

 

            Le dessert est incroyable, le père de Passedat était boulanger-pâtissier : des mikados en meringue sur une figure en forme de croissant aux multiples saveurs à manger de gauche à droite. Très esthétique. Plaisantes sont les mignardises avec miel de forêt des Pyrénées à plus de mille mètres montré dans son cadre ; sur un plateau façon tea time, une tartelette d’avocat incroyablement travaillée, des raisins secs qui pendouillent comme des couilles de centenaire, une figue noire à la peau légèrement violacée de Solliès, AOC depuis 2006 et AOP depuis 2011, d’une incroyable finesse de chair et de texture, une espèce de mendiant de céréales ou plaque bourrative pour sportif avec crème légère sur le bout, et un nougat avé pistache de Sicile et miel. A côté, un roudoudou, bonbon au grand succès enfantin dans les années 60-70 : lécher la confiserie collée à l’intérieur de la coquille.

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            Un grand et beau voyage dans les divers bords de la méditerranée, beaucoup de bouillons raffinés qui laissent songer au dashi très utilisé par Pic depuis son séjour nippon ; trop d’huile, peut-être, dans les plats mais c’est la touche méditerranéenne qui manque ici singulièrement d’ail. Des saveurs parfois trop fortes – la mer s’impose naturellement – qui écrasent la richesse d’autres senteurs et goûts. Ainsi le goût du poisson n’est pas perceptible, contrairement aux plats à viande, gibiers notamment. Il reste au moins la texture. A part les bouillons, peu de points communs avec les japonais, qui, je trouve, mettent plus en valeur les saveurs marines tout en l’ornant de façon équilibrée : leur culture est totalement différente mais plus en osmose, peut-être grâce au shintoïsme, avec le milieu marin. Je mettrai 2 étoiles et demi, soit plus près de deux étoiles que de trois étoiles ; disons que l’impression ici est d’être dans un deux étoiles qui aspire à la troisième.  Bref, je ne suis pas complètement convaincu, d’autant qu’il y a, heureusement, de rares moments où le goût est détestable du fait de certains produits marins. Il faudrait voir lors du repas du soir, plus fourni, du printemps en général, de la période des oursins, des anémones de mer et du chèvre du Rove (printemps-été). Anne-Sophie Pic est toujours la meilleure (son restaurant à Londres a gagné une étoile de plus), je n’ai, pour l’instant, pas trouvé mieux. Reste à savourer le coucher de soleil aux premières heures d’hiver sur la terrasse de la Caravelle sur le vieux port où l’esprit jazzistique d’Elangué, du coltrainien Imbert et du patron Jean-Louis plane.

[Ciné, Festival lumière 2019] The Irishman : un terrible irish coffee

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  Encore un film Netflix, puisque ce sont malheureusement les seuls à financer les 175 millions de dollars du pharaonique budget alors que le projet était en développement depuis 2008 et abandonné par Paramunt pictures en 2011. Scorsese a raison : les studios de cinéma n’investissent de l’argent actuellement que dans des franchises Marvel ou le pire stade de la disneylandisation du monde, avec scénario débile tenant sur un timbre-poste, pour atteindre un jeune cœur de cible. Ici, 117 lieux de tournage différents, 309 scènes distinctes, une caméra virtuose (excellente photo de Rodrigo Prieto, déjà présent sur Le loup de Wall Street, The Wolf of Wall Street, 2013, sur le pilote de la série Vinyl en 2016 et sur Silence, 2016 ainsi que chez Iñárritu, Almodóvar ; ici, gros plans, le cadrage de plusieurs personnages dans un même plan, une rue en v saisie d’un seul tenant) avec des mouvements complexes (usage de grues).

 

      Le plus cher est le fameux effet spécial, le de-aging, développé par Industrial Light & Magic (ILM, société créée par George Lucas) ou rajeunissement du visage d’un acteur comme dans L’Etrange histoire de Benjamin Button (The Curious Case of Benjamin Button, David Fincher, 2008, d’après une nouvelle de Francis Scott Fitzgerald), les « fameuses » productions Marvel avec un Samuel Jackson rajeuni dans Captain Marvel (Anna Boden, Ryan Fleck, 2019) ou dans le récent et raté Gemini Man (Ang Lee, 2019) avec l’insupportable Will Smith. Le problème est que Pacino (79 ans), qui rejoint enfin le clan mythique, De Niro (qui garde la même corpulence jeune ou vieux), ayant présenté le projet à Marty comme Raging bull (1980) en son temps où le réalisateur était au fond du trou, et Pesci (76 ans, ce dernier ayant dû se faire longtemps prier) semblent brûlés comme des homards au soleil de Floride. Bobby, en grande partie avec son visage de constipé, tout en tronche plissée, indiquant les cruels dilemmes, les nombreuses tensions ou tempêtes sous le crâne de Sheeran l’irlandais, a une lueur étrange dans les yeux, augmentée par l’effet des lentilles bleues. Il est tout de même plus reconnaissable que dans Joker (Todd Phillips, 2019), proche de La valse des pantins (The King of Comedy, Scorsese, 1982). Tel Saint-Denis, les visages sont détachés des corps. Bref un procédé qui fera rire dans quelques années. « Je pourrais rallonger ma carrière de 30 ans », énonce Bob De Niro dans un sourire.

      C’est l’histoire du criminel de Philadelphie, Frank « The Irishman » Sheeran, et son rôle décisif dans la mystérieuse disparition en 1975 de Jim Hoffa, patron du syndicat des Teamsters acoquiné avec la mafia. Le scénariste Steven Zaillian a adapté le best-seller de 2004, I Heard You Paint Houses, J’ai tué Jimmy Hoffa de Charles Brandt, l’avocat du syndicaliste – ce qui remémore, par exemple, le principe de Le mystère Von Bulow (Reversal of Fortune, B. Schroeder, 1990 d’après le livre de l’avocat Dershowitz). Par la même occasion, l’assassinat des Kennedy est résolu comme une évidence, loin d’Oliver Stone (JFK, 1991). Il s’agit en effet d’une fresque, sur un ton à la Ellroy, sur les crises de maturité d’une démocratie, qui a perdu son innocence, en permanente construction soit la deuxième partie du XXe siècle. D’où l’évocation de Castro, du Watergate et, évidemment, de la collusion de la politique et de la mafia. Scorsese au XXIe siècle nous propose un film archéologique décisif qui nous indique d’où nous venons avec le règne de la rex et pax americana. Nous retrouvons la Little Italy de New York de l’enfance de l’asthmatique Marty, présente depuis Mean Streets (1973) avec Edward Hooper en grande inspiration picturale. Le rôle, d’abord secondaire, de De Niro rappelle l’ambiance du quartier new-yorkais de Il était une fois le Bronx (A Bronx Tale, 1993). Dans The Irishman, nous retrouvons avec délectation les petits bouis-bouis italo-américains ou repères de la pègre, les restaurants cossus avec les tractations en arrière-salle. L’odorat est suggéré avec quelques scènes de cuisine que la longueur du film (3h29) permet d’exposer comme une madeleine de Proust – qui était, originellement, du pain grillé. Le particulier, voire le singulier rejoint l’universel, selon la grande leçon de Faulkner. Voix off d’une voix brisée de la conscience malheureuse, découverte émerveillée de la pègre, meurtre originel, violence, amitié et fraternité donc loyauté, montée en grade, grandeur puis trahison, malhonnêteté, devoir, impossibilité de choisir son destin, décadence, constat d’une vie ratée, notamment du côté du privé, faillite émotionnelle, voilà un mouvement shakespearien, tant capté par Welles, qui clôt la trilogie Les Affranchis (Goodfellas, 1990), Casino (1995). Et tout ceci avec une fluidité que Scorsese souligne dans son costard bleu électrique : « Il s’agit d’une structure solide avec de l’improvisation dedans ».

      Loin de glorifier la mafia, comme Scorsese en fut accusé, comme De Palma avec Scarface (1983), elle se révèle pathétique. Car le génie de ce long film, où Scorsese peut enfin s’exprimer pleinement, c’est de mélanger et renouveler road trip / road movie ou axe spatial et fresque historique ou axe temporel avec force flashbacks et mise en abymes shakespaerienne avec flashbacks de flashbacks. C’est le côté proustien du Temps de l’innocence (The Age of Innocence, 1993 d’après le roman brillant, prix Pulitzer, d’Edith Wharton, finalement son film le plus violent) et les dernières séquences pathétiques du Temps retrouvé à la fin de 2001, l’odyssée de l’espace (2001 : A Space Odyssey, 1968) ou Barry Lyndon (1975) de Kubrick, la totalité de Les gens de Dublin (The Dead, 1987), le dernier film de J. Huston. Bref, il s’agit d’une méditation, plus nostalgique que mélancolique (quelle trace laisser ?), drôle parfois (le choix d’un cercueil et l’escroquerie du marché funéraire) sur le vieillissement et la mort. Nulle rédemption ici. C’est son film fleuve, son œuvre-monde, son Il était une fois en Amérique (Once upon a time in America, S. Leone, 1984), son Le Parrain 1,2 et 3 (The Godfather, F. F. Coppola, prix lumière 2019, 1972, 1974, 1990). Si Visconti n’a pas réussi à tourner son Proust, Scorsese a réussi le sien avec son prisme.

 

      Outre des dialogues trop longs comme dans Les Affranchis (Goodfellas, 1990 ; je songe à la scène où dans le resto, Pesci se vexe et joue tout en jonglant sur un seul mot) repassés à la moulinette de Tarantino, restent quelques scènes piquantes. Frank Sheeran (De Niro), fraîchement reconverti en tueur à gage après avoir participé à la deuxième guerre mondiale, jette un revolver ayant servi à un assassinat dans la rivière qui traverse Philadelphie. Un plan sous-marin nous montre l’arme couler au fond du fleuve, pour venir s’entasser sur des centaines d’autres armes rouillées, jetées par d’autres gangsters, après de multiples assassinats. Si l’effet spécial est un peu grossier (prix des effets spéciaux Hollywood Film Awards 2019 ; la froideur de l’image remémore Hugo Cabret, Hugo, 2011), les rires sont assurés. En écho, plus tard dans le film, ce sont des taxis qui sont immergés dans la même rivière. Ici, effets visuels assurés. Une superbe scène visuelle avec des quartiers de viande alignés en attentes plus près de Menace dans la nuit (He Ran All the Way, John Berry, 1951) que de Rocky (Stallone, 1976). Lorsque Frank revient à la maison pour apprendre que l’épicier local a « poussé » sa fille préférée, Peggy, il vient, emporté par ses passions, le corriger. Ce sera pourtant le début du fossé qui va miner Frank : mafia vient de figlia, « non toccare ma figlia » (« ne pas toucher à ma fille ») selon un code éculé. Frank rencontre son mentor sur le fait de repeindre des maisons. Ici Scorsese repeint la toile : il réinvestit son genre préféré, qui lui colle, à l’insu de son plein gré, comme un shrapnel, à la peau, pour offrir une nouvelle synthèse cinématographique (bande son/image, dilatation du temps, dont les ralentis, et séquences rythmées), une vraie leçon.

 

The Irishman, Martin Scorsese, 3h29

 

[Opéra] TELLement bien !

Le dernier opéra de Rossini, ce forçat de la composition jusqu’à la mort, qui ouvre la saison lyonnaise de façon originale, fut créé en 1829 grâce à une pension de Charles X – comme quoi la Restauration peut avoir de bons côtés. Si le succès ne fut qu’au mieux d’estime, l’opéra annonce les révolutions de 1830. Souvent tailladé, l’opéra Guillaume Tell persiste dans le répertoire de l’Opéra de Paris jusqu’en 1932. Puis, pratiquement plus rien, chanté plus en italien qu’en français et coupé au-delà du raisonnable, à part au festival Rossini à Pesaro, dans une version de six heures ou, cet été, aux Chorégies d’Orange, où le baryton Alaimo tenait déjà le rôle-titre. A Lyon, la partition a été habilement allégée de la bénédiction des couples et de quelques répliques répétitives : la durée de l’opéra n’est plus que d’environ 3h30. De nombreux moments musicaux d’exception marquent les spectateurs. Dire que Goethe a failli écrire la pièce finalement créée par le rousseauiste (ici nous nous remémorons son débat avec Rameau : oui, l’opéra français est opérant !) et post kantien Schiller (qui ne connaissait pas la Suisse) !

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Noire montagne

La mise en scène du sulfureux allemand Tobias Kratzer, minimale jusqu’à une belle abstraction, manque de couleur – sauf à un rare moment avec le sang et l’obligation des habitants de se vêtir autrement. Une partie de l’ouverture et d’autres extraits ont inspiré Kubrick pour Orange Mécanique (A Clockwork Orange, 1971 d’après le roman de Burgess écrit d’après des faits, terribles, vécus par lui). Il est donc logique que les méchants soient des droogies. Le spectateur est surpris par la défonce sauvage d’un violoncelle solo, de la baguette de direction de Melcthal, des partitions brûlées. Effet garanti ! McGyver Tell fabrique son arbalète avec un bois et les éclisses de violon, ce qui est une géniale idée de mise en scène. Les partisans de Guillaume Tell forgent leurs armes dans des instruments, un fond de violon fixé sur une clarinette forme par exemple une hache, ce qui est moins convaincant. Le personnage principal, c’est le chœur de l’opéra de Lyon, préparé par Johannes Knecht, avec intensité expressive, tuilé et précis jusque dans les chants a cappella et sur un tempo endiablé avec « Quand l’orgueil les égare ».

Chorégraphie gracieuse de Volpi, qui use d’une symbolique à la Béjart hérité de Lifar pour les mains, avec trois couples de danseurs, le plus souvent mêlés à la foule. Aucun folklore !

 

En voix

Chiches sont les interprètes capables d’exécuter cette partition complexe, ce qui explique la rareté de l’exécution de l’opéra. Le plateau vocal est homogène, même si le chant des deux rôles les plus importants ne sont pas les plus appréciés du public. A noter la qualité de la langue, même si la mexicaine Enkelejda Shkosa, familière du rôle, en femme de Guillaume Tell, Hedwige, a un fort accent mais un ample vibrato et des basses de contralto, l’aisance de chacun dans les airs, les ensembles, et, surtout dans les nombreux récitatifs. Nicola Alaimo interprète le rôle-titre avec, pour un homme de poids, une bonne présence scénique et vocale, la technique relayant le timbre qui s’élime dans les aigus voire une limitation dans le haut de la tessiture. La soprano (d’abord colorature) Jane Archibald / Mathilde a un legato magnifique, tout comme le superbe ténor John Osborn / Arnold alors que son maître, Nicolai Gedda le chantait à Vienne, et avec aigu vaillant, phrasé ouvragé, souffle long, son timbre clair aux reflets cuivrés. Archibald s’élève au lyrisme mélancolique dans sa romance au début du deuxième acte (« Sombre forêt »), démontre sa virtuosité napolitaine dans son deuxième air, « Pour notre amour, plus d’espérance » qui ouvre le troisième acte est une réussite majeure. Sa voix est flûtée dans l’aigu, se corse dans le bas-médium, garde son agilité dans les douces vocalises et trilles. Si Jennifer Courcier, qui a un bel avenir, est douée et ample dans sa voix, a un timbre au velouté juvénile mais elle est un peu tendre dans le médium, décoche des flèches vocales tout en forçant parfois trop ; elle bouge parfois inutilement. Le parti-pris d’utiliser une femme pour incarner le fils – qui est également sur scène, avec dédoublement donc -, est pour le moins étrange mais doit probablement exister dans la partition ou le livret (de Jouy et Bis + Marast et Crémieux avec l’étrange et éculé « nautonier »; étaient-ils en français originellement alors que l’italien, nationalité du compositeur de Pesaro, est également usité en Suisse ? La création eût lieu en 1829 à la salle Le Peletier). La convention, une fois acceptée, est oubliée.

Le jeune chef italien tient l’orchestre avec fermeté et enthousiasme, ne fait pas forcément dans la nuance mais vous enveloppe par la puissance de la musique. Le même  Daniele Rustioni dirigera des opéras en français, notamment un  Moïse de Rossini (2023 en coproduction avec le festival d’Aix-en-Provence), Benvenuto Cellini  de Berlioz, et une trilogie Massenet (Thaïs, Hérodiade et Werther).

 

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Un opéra ample, qui, dynamique et prenant, puise chez Mozart et préfigure Verdi et son nationalisme revendiqué dans le Nabucco, qui devrait être plus joué.