[Ciné] Nomadland, Snif movie : madland aux Badlands

Nomadland est un snif movie, un Ken Loach labellisé Disney sur une Amérique alternative de carte postale où il semble qu’il existe plus d’une aube et d’un coucher de soleil par jour. Si Frances McDormand joue bien, le décalage avec les bons acteurs amateurs est patent, sur un scénario tenant sur un confetti.

Un scénario chiche

            Autant Zhao arrivait dans The Rider (2017, grand prix de la Quinzaine des réalisateurs à Cannes et celui du Festival américain de Deauville) à s’immerger complètement dans l’univers du rodéo dans la réserve indienne Sioux Lakotas de Pine Ridge (Dakota du Sud) avec un scénario fluide et cohérent joué par des acteurs non professionnels, autant – en emporte le van – Nomadland, ce film Disney, semble malheureusement artificiel, tant fiction et documentaire ne s’imbriquent pas parfaitement, à partir, cependant, de témoignages réels, compilés en un road movie servant de prétexte. L’histoire entre les deux seuls acteurs professionnels, jouant pourtant bien au point que Frances McDormand, enfant adoptée par un pasteur itinérant, devient McNomadland avec son 3e Oscar (Fargo, Frères Coen, 1996 ; 3 Billboards. Les panneaux de la vengeance, Three Billboards Outside Ebbing, Missouri, McDonagh, 2017), comme Katharine Hepburn et Meryl Streep, ne tient pas une minute. Le liant entre les tranches abruptes de vie des acteurs amateurs ne prend pas. « Je ne suis pas le genre de scénariste-réalisatrice qui peut créer ses personnages toute seule dans une chambre sombre. » déclare Zhao au New York Magazine. Le problème provient probablement de là et inquiète le spectateur pour son prochain film Marvel, un blockbuster, Eternals, (la phase IV des Éternels créés par Jack Kirby : un comics à la Malick, tout un programme !) avec Angelina Jolie et Salma Hayek, avec un premier super-héros gay et un personnage sourd pour rester dans la tonalité sociale pour la fan de mangas, ainsi que pour sa prochaine version western futuriste de Dracula chez Universal. A voir ! Le public risque de ruer dans les brancards vus ses prochains films contrastant sérieusement avec les précédents.

La technique bien rôdée de Zhao est la suivante pour sa trilogie : une équipe réduite (20-25 personnes ici), un angle documentaire pour initier la fiction, une enquête de terrain rigoureuse en amont, des acteurs non professionnels rencontrés sur place (Swankie, 76 ans, Linda May, Noodle – pas celui de Il était une fois en Amérique, Once upon a time in America, S. Leone, 1984 -, Derek, Doug, Ryan ou Bob Wells), une esquisse de scénario – qui malheureusement ne reste qu’une esquisse ici -, un peu d’improvisation ; changement de dialogues au dernier moment, montage effectué par la réalisatrice au fur et à mesure. Quand, au début du film, chacun parle de sa vie autour d’un feu de camp, c’est une lourde scène d’exposition, le scénario est déjà plombé. En effet, le film repose sur le livre-témoignage Nomadland : Surviving America in the Twenty-First Century de Jessica Bruder paru en 2017, traduit en français en 2019. Une moitié  détaille la vie nomade ; l’autre partie est un reportage d’infiltration. Immédiatement, McDormand et Peter Spears, producteur de Call Me By Your Name (Luca Guadagnino, 2017 sur un scénario de James Ivory), achètent les droits. Ensuite, porteuse du projet, McDormand contacte Zhao – enchantée par la star et par des moyens accrus afférents – qui lui offre le rôle principal, rassurant ainsi producteurs et distributeurs (« Si Frances était d’accord pour interpréter Nomadland, nous pourrions attirer plus facilement l’attention du public. C’était une décision logique et pragmatique, Positif, 721, mars 2021)». Ce genre de démarche mène souvent aux Oscars. Aussi Zhao remporte-t-elle 3 Oscars : Oscar du meilleur film et de la meilleure réalisatrice après Kathryn Bigelow, ex-compagne de Cameron, réalisateur que Zhao admire (« La première chose qui m’avait donné envie de découvrir l’Ouest, ce sont les films de James Cameron. »), avec son film Démineurs (The Hurt Locker, 2008). Que d’OsCars pour un film sur les vans et « van dwellers » (« habitants des caravanes ») ! Cette moissonnée de prix (prix du public au TIFF de Toronto ; Lion d’or à Venise, soit la 5e femme en 88 ans ; 4 Bafta ; 2 Golden Globes où elle est deuxième femme à être lauréate dans la catégorie de la meilleure réalisation, après Barbara Streisand pour Yentl, 1984) s’explique par la rencontre avec l’esprit du temps – contestataire, et la mise à nue d’une réalité cachée puisque les invisibles trouvent enfin une visibilité et une dignité.

Madland

            Le snif-movie fait pleurer dans les chaumières. Etre obligé d’errer dans un van à cause de la crise des subprimes en 2008 est déjà une cruelle réalité à la Ken Loach, mais rajouter que Swankie, jouant son propre rôle, atteinte d’une leucémie, va s’éloigner jusqu’en Alaska-aux-beaux-souvenirs pour mourir d’un cancer avec un hommage posthume consistant à jeter des pierres dans un feu, c’est la larme de trop qui fait déborder le vase. « L’héroïne, Fern, est sans doute plus solitaire que la plupart des gens que j’ai rencontrés. Parce que c’est un personnage de fiction qui reprend à la fois certains traits de Linda May, de moi servant de point d’entrée dans ce monde et de Frances McDormand elle-même, qui raconte qu’à un moment elle pensait que, à 65 ans, elle laisserait tout tomber, prendrait la route avec un camping-car et une bouteille de whisky. » déclare Zhao. Si je suis resté au bord de la route, un beau moment de vérité se dégage toutefois quand le télévangéliste, le vrai Bob Wells, auteur de How to live in a car, van or RV, youtubeur et à l’initiative du rassemblement annuel de retraités routards Rubber Tramp Rendez-vous (Arizona), sort de son prêchi-prêcha (« I’ll see you down the road », « on se recroisera sur la route ») pour se confesser à Fern (Frances McDormand). Certains perçoivent dans Nomadland une ode à la liberté, aux grands espaces, l’Americana hérités des pionniers sur fond de transcendantalisme à la Thoreau et Emerson pour le wilderness. C’est une interprétation.

L’étude ethnographique avec force détails (apprendre à « comment gérer sa merde », conseils de vandwelling, se nourrir de boîtes de conserve, aller aux toilettes dans un seau, uriner le long d’une clôture, plier ses culottes, se vider bruyamment les boyaux, aménager l’intérieur d’un van, troquer, changer de pneu en absence de roue de secours, etc.), digne de Declerck sur les clochards, conduit à penser que les personnes sont prisonnières de leurs fêlures, psychologiques voire psychiatriques, d’autant plus qu’elles sont enfermées dans un immense paysage. Elles sont d’autant plus solitaires, souffrantes qu’elles sont dans la fuite du monde mais surtout d’elles-mêmes. On a beau partir à Pétaouchnock, on emmène toujours, résilience ou non, sa merde avec soi, c’est une règle intangible. Les grands espaces deviennent étouffants, même avec un ciel magnifique. Il s’agit de personnes en rupture. La situation n’est pas choisie mais subie, même avec résignation au fur et à mesure : par exemple Fern perd époux, travail et maison ; la bourgade d’Empire (Nevada) est rayée de la carte, au point que son code postal a été supprimé car elle n’existait que grâce à une mine de gypse, pour fabriquer des plaques de plâtre, désormais abandonnée. Fern (« fougère ») est donc obligée de prendre son van Ford qu’elle nomme Vanguard – nom d’un satellite, autre frontière dans une autre dimension -, pour aller vers l’Ouest. La dignité de l’écorchée vive, qui ne se plaint jamais, consiste à affirmer devant une famille empathique, connue dans la vie d’avant où elle était professeure remplaçante : « I’m not homeless. I’m houseless. » (« Je ne suis pas sans toit. Je suis sans maison… »). Vivre dans la terreur que quelqu’un frappe n’importe quand à votre fenêtre ou porte pour vous chasser, est-ce la liberté ? Passée la soixantaine, vivre de petits boulots – manutentionnaire chez Amazon en enchaînant automatiquement les paquets, trieuse de betteraves, serveuse de cafétéria ou employée dans un camping en lavant la merde des autres, tâche qui n’est pas sans noblesse -, est-ce la liberté ?

L’envers du rêve américain

Il s’agit plutôt de l’envers du rêve américain : en cela, le film est politique. Certes, les personnes se réunissent brièvement dans des rassemblements ou TAZ mais finalement chacun repart individuellement selon son chemin façon « I’m a poor lonesome cowboy », la solidarité, réelle, est temporaire. Les nomades, si chers à Attali, sont monades. Certes Zhao ne critique pas frontalement, contrairement au livre, le système épouvantable d’Amazon qui exploite notamment des retraités, sous couvert de faire du social tout en leur donnant gentiment un travail, et des saisonniers pour empaqueter lors des fêtes de Noël mais le plan large à la Gursky d’une lambda perdue dans la masse et la technologie froide et répétitive est déjà un parti-pris critique suffisant. C’était le prix à payer pour pouvoir tourner là-bas : même la cantoche Amazon paraît sympa, c’est le même sourire que sur le logo !

Par moments, la captation de la désindustrialisation laisse songer au point de vue de Cimino (notamment Voyage au bout de l’enfer, Deer hunter, 1978). Chez Zhao, l’Amérique est aussi froide et triste avec ses laveries aseptisées. Les gros plans sur les rides des personnes âgées remémorent les portraits photographiques d’oakies par Walker Evans lors de la Grande dépression et le plan photo du New Deal (FSA) qui inspirèrent le magnifique Les raisins de la colère (The grapes of wrath, J. Ford, 1940, d’après le roman du Nobel Steinbeck, 1939). Bien que, comme Rohrwacher avec sa famille en Italie, vivant dans une communauté hippie à Ojai (Californie), avec son compagnon britannique Joshua James Richards, chef opérateur sur ses films, Zhao loue l’entraide (la gamelle prêtée au voisin, le feu donné à un jeune étranger en errance), la solidarité, il est également possible d’interpréter ce film comme l’échec non seulement du capitalisme néo et e-libéral (pas de sécurité sociale, pas d’indemnités de chômage, pas de RSA, retraite moins que chiche) mais aussi l’échec de l’entraide alternative et éphémère, de la route, cette mythologique frontière repoussée vers l’ouest avec ses hobos, de la Beat generation, dont bien des membres ont eu une vie ruinée par l’alcool ou la drogue, des aspirations des acteurs reflétant celles d’une génération dans Easy rider (Dennis Hopper, 1969), film qui se termine lucidement mal, de l’utopie hippie enfin. C’est la fin pessimiste de Point limite zéro (Vanishing point, R. C. Sarafian, 1971), de Macadam à deux voies (Two-Lane Blacktop, 1971) de Monte Hellman, récemment disparu.

Malick et demi

            Emigrant à l’adolescence d’une famille pékinoise riche qu’elle rejette vers un pensionnat d’Angleterre puis aux Etats-Unis pour étudier les sciences politiques au Massachusetts puis le cinéma à la New York University, avec Spike Lee pour professeur, Zhao a la foi rigide des derniers convertis avec ses successions de clichés éculés de grands espaces faisant croire qu’il existe plus d’une aube et d’un coucher de soleil par jour, filmés en grand-angle, nappés d’une musique simple d’Einaudi (Intouchables, Toledano, Nakache, 2011), mais redondante, envahissante et, finalement, insupportable. La fascination de la naïve Zhao conduit à une Amérique alternative de carte postale éreintante œuvrant pour un softpower d’un autre temps. Les haltes « touristiques » au parc Custer ou à Sequoia (serrer l’arbre dans une pseudo communion à la Malick dont s’inspire maladroitement Zhao : « je suis tombée amoureuse de Terrence Malick. Il m’a influencée non seulement visuellement, mais aussi dans la philosophie de son approche, par les questions que posent ses films, la manière dont il invente et bâtit un univers. Sans lui, je ne serai pas devenue celle que je suis aujourd’hui. ») sont pesantes. « Si vous regardez bien, la question des personnes âgées, victimes collatérales du capitalisme, est présente à chaque plan. C’est juste qu’il y a un beau coucher de soleil derrière. » rétorque Zhao mais c’est précisément le problème ! Il y a une vraie pensée, une cosmogonie complexe, bien que trop érigée comme chrétienne, chez Malick. Zhao n’arrive pas à restituer une cosmogonie alternative, animiste ou panthéiste, personnelle.

Chine-USA

            Il est intéressant de constater que ce film est un révélateur du conflit géopolitique et économique entre la Chine et les USA. Avant, Zhao était perçue comme une « fierté » par la Chine. Depuis sa déclaration en 2013, qui est mystérieusement réapparue récemment, dans Filmmaker Magazine sur le fait que tout est mensonge dans l’Empire du Milieu, Zhao est brocardée par les nationalistes comme « traîtresse » à sa patrie. Depuis 2018, le cinéma chinois ne dépend plus administrativement du bureau d’Etat chargé de la presse, publication, radio, cinéma et télévision, mais directement du bureau de la propagande du Parti communiste. En cas de coproduction internationale, la Chine tente d’imposer une « clause de patriotisme ». Les comportements interdits sont : consommer de la drogue, être saoul au volant, « nuire aux traditions culturelles de la nation », se produire en play-back. L’Association chinoise des arts du spectacle a publié une liste recommandant dix comportements et en interdisant quinze autres. Les chinois nationalistes appellent au boycott de Nomadland. The Rider n’avait déjà pas été distribué en Chine, Nomadland a été déprogrammé. Le hashtag #nomadland a disparu des réseaux sociaux comme Weibo. Les félicitations des internautes chinois et du consulat américain ont été effacées. Le code Hayes va être de la roupie de sansonnet à côté ! Voilà un avant-goût du monde d’apprêt.

Nomadland, 1h48, USA, Couleurs, Drame, Scénario, réalisation & montage Chloé Zhao Avec Frances McDormand, David Strathairn, Charlene Swankie, Linda May, Gay DeForest, Douglas G. Soul, Bob Wells.

[Ciné] Nomadland, Snif movie : madland aux Badlands.

Nomadland est un snif movie produit par Disney, un Ken Loach sur une Amérique alternative de carte postale où il semble qu’il ait plus d’une aube et d’un coucher de soleil par jour. Si Frances McNomadland joue bien, le décalage avec les bons acteurs amateurs est patent, sur un scénario tenant sur un confetti.