La zone d’intérêt de J. Glazer : chef d’oeuvre

The Zone of interest, d’après le roman de feu Amis, est du niveau des films de Kubrick. Ce dernier retira son projet Arian papers à cause de La liste de Schindler de S. Spielberg (Schindler’s List, 1993) qui, malgré son succès, suscita quelques remous à sa sortie. Comment représenter l’irreprésentable ? Quelques rares films ont réussi le pari ardu : l’étonnant La dernière étape de Jakubowska (Ostatni etap, 1948), La passagère (Pasazerka, Munk et Lesiewicz, 1963), le nécessaire Shoah de Lanzmann (1985) et Le Fils de Saul de L. Nemes (Saul fia, 2015, Grand prix à Cannes).

Glazer, qui nous émerveilla avec son incroyable Under the skin (2013) où Scarlett Johansson, en alien séductrice et dangereuse, déroute et joue l’un de ses meilleurs rôles, développe un dispositif surprenant, glaçant à la Haneke et pertinent. Filmer à distance avec dix caméras des plans lointains, un cadre fixe comme les frères Lumière, un montage strict, l’effet Koulechov sidérant, des contre-plongées déformantes, un bruit de fond incessant pour le hors champ, avec un énorme travail très fin sur le son. L’ouverture est un écran noir avec une musique dissonante de Mica Levi, égale à Ligeti ou Penderecki. Ensuite, des fleurs en gros plans, interrogeant la beauté, le statut de l’image entre le cinéma et la photographie.

Nous suivons le quotidien, presque comme Jeanne Dielman, 23 quai du Commerce, 1080 Bruxelles de C. Ackerman, (1975), d’une vie bourgeoise de la famille Höss se déroulant à côté du camp d’Auschwitz-Birkenau que le mari dirige. La femme, haineuse et cupide, vivant dans le déni, jouée par la désormais indispensable Hüller (Anatomie d’une chute, J. Triet, 2023), tente de rester belle en essayant une fourrure spoliée dans d’atroces conditions, s’occupe de ses nombreux enfants et de sa belle-mère, réveillée en pleine nuit par sa conscience, se consacre corps et âme à sa maison Bauhaus, à son jardin, à son train de vie, martyrise une servante – une jeune femme réduite à l’esclavage, y compris sexuel -, se soucie jusqu’à l’obsession de la possible mutation de son mari et de sa perte de confort et de qualité de vie. Un pique-nique bucolique en famille avec forêt de bouleaux que jouxte une rivière. Des transats dans le jardin. Jeux d’enfants. Discussion d’adultes dans la serre. Une réunion technique, remémorant La conférence (Die Wannseekonferenz, M. Matti Geschonneck, 2022) à propos des fours crématoires, dont nous voyons la fumée, tournants donc plus efficaces. A faire frémir.

Des échappées poétiques, une respiration, comme ces scènes d’intermède, régulières, en caméra thermique avec images en noir et blanc : un conte de Gretel en voix off, à partir d’un poème bouleversant d’un déporté en sous-titres, avec une petite fille, résistante, qui dépose la nuit des aliments pour les évadés ou exploités. La scène finale relève de l’installation d’art contemporain dans une photographie à la Gurski : le nettoyage dans un musée après un gros plan sur une pyramide de chaussures. Ce film, Grand prix à Cannes, est fascinant par sa richesse, où toutes les sensations sont convoquées, par le langage cinématographique original, par sa rudesse sans concessions. A voir absolument.

La Zone d’intérêt, The Zone of interest (Jonathan Glazer, 2023, US-UK-Pologne, couleurs) avec Sandra Hüller, Christian Friedel et Freya Kreutzkam.