Ça s’esquiche dans l’exigu Musée d’art et d’histoire du judaïsme (Paris, Le Marais), plein de menus recoins, fêtant ses 20 ans. Si Freud apparaît comme un thème d’expo évident, c’est pourtant la première fois en France. D’où la présence de l’ambassadeur autrichien et de son staff, échappant à la vigilance et créant presque un incident diplomatique. (L’Autriche, ayant évité de justesse l’élection d’un chancelier d’extrême-droite, qui a prêté nombre d’œuvres via ses musées, Osterreichische Galerie Belvedere, Wien Museum, entre autres, n’était et n’est pas le pays le plus bienveillant avec les juifs). Un membre du personnel, particulièrement excité, gâche le vernissage à cause de son impolitesse et de son agressivité gratuites. L’enfer est tel, jouant des coudes, qu’une psychologue et une psychanalyste partent au bout de 5 minutes, atteintes … d’agoraphobie. Flegmatique, le commissaire principal, Jean Clair, plus doué pour diriger des expositions magistrales (où Freud était déjà parfois présent : Duchamp ; Vienne 1880-1938. L’apocalypse joyeuse, 1986 ; L’âme au corps. Arts et sciences 1793-1993, 1993 avec JP Changeux, qui avait dû s’interrompre brutalement suite aux chutes de boulons dans la Grande Nef du Grand Palais ; Balthus ; la décisive et inoubliable Mélancolie. Génie et folie en Occident, 2005 ; Crime et Châtiment) que pour évoquer l’art contemporain à partir des années 90, réalise une fois de plus, une exposition de référence quoique disparate (200 œuvres dont des objets scientifiques, des gravures, des ouvrages, des revues scientifiques ou littéraires, des dessins ou des peintures). Cette exposition d’envergure n’est pas faite pour ce lieu, délicat à scénographier, par manque d’espace, mal agencé dès la construction.
L’angle original est d’offrir un Freud scientifique, goûtant les joies de la vie parisienne, inspiratrice, passant du salon bourgeois et ses images surchargées, au dépouillement de la parole et du mot (du regard à l’écoute : au « mot qui manque » répond, pour Jean Clair, « le Verbe qui se dérobe »), enfin la judéité, tirée ici par les cheveux (« juif tout à fait sans Dieu » selon Freud lui-même, héritier des Lumières, aspirant à une science universelle) mais compris dans les obligations du cahier des charges, vu l’institution, avec un apport pécuniaire substantiel du Mémorial de la Shoah. Le parcours est d’une chronologie parfois bouleversée par les thématiques.
Une spéciale dédicace à une prof de français-latin-grec devenue conservatrice de bibliothèque n+1 qui détermina d’autorité que Freud n’avait rien à voir avec la psychiatrie ! Big up, bisous.
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« Freud appartient plus au XIXe siècle qu’au XXe, explique Jean Clair. Il se consacre pendant près de quarante ans aux recherches scientifiques et aurait pu devenir un grand neurologue. Mais au fur et à mesure il s’intéresse à représenter l’appareil psychique. » Concernant les arts (« moi qui suis si éloigné de l’art », 1932), outre sa collection impressionnante de pièces d’Egypte antique (provenant du Freud museum, Londres), remémorant, selon une notule évidente de Ouaknin, les illustrations de la Bible de Philippson qui berça la vie de Freud depuis sa jeunesse, inspirée par l’accumulation d’objets dans le cabinet de Charcot, il était imprégné de symbolisme et de la peinture d’Arnold Böcklin (Bouclier avec le visage de Méduse, 1897, Musée d’Orsay ; des lithos du génial Odilon Redon grâce à la BNF mais rien d’Orsay; une peinture de Séon et un pastel de mon chouchou Osbert de la collection privée Audouy ; rien de Gustave Moreau au Musée d’Orsay ou Moreau, dommage). Freud n’ira pas plus loin dans la contemporanéité des arts de son temps, était plus proche de Maupassant que de ses contemporains comme Schoenberg, viennois comme lui, qui fit l’objet d’une belle expo au MahJ, et d’autres avant-gardistes en art plastique. Il détestera le surréalisme (Section 8 de l’expo) puisqu’il prendra Breton, ancien interne en psychiatrie, ne comprenant absolument rien aux théories de Freud, sauf la libre association des mots (Les champs magnétiques, 1919 avec Soupault), pour un fou « à cent pour cent –disons plutôt, comme pour l’alcool, à quatre-vingt-quinze pour cent. » (correspondance Freud / S. Zweig, 1938 ; rencontre en forme de dialogue de sourds entre Freud et Breton en 1921 à Vienne, comme Bowie avec Warhol à la Factory); seul Dalí (fac-similé, ersatz trop nombreux dans cette expo, d’un portrait de Freud travaillé par la mort, 1938 ; « Le phénomène de l’extase », Le Minotaure, 1933, bibliothèque Kandinsky), le reliera à ce mouvement (rêve, le recours à l’inconscient et l’importance donnée à la sexualité ; cinquantenaire de l’hystérie, dans la revue La Révolution surréaliste, 1928 ; collage de Max Ernst, collection particulière, une gravure de la BNF mais rien de Pompidou y compris la bibliothèque Kandinsky malgré les expos de Spies ; dessin de Victor Brauner et Artaud, Pompidou mais pas de Cantini, Marseille ; peu d’œuvres de Picasso, une étude au crayon, 1907, des Demoiselles d’Avignon car un étudiant en médecine est représenté, Métamorphose II, un plâtre de 1928, une étude à l’encre de Chine, 1936, alors que Clair a été directeur du Musée Picasso). « Malheureusement, c’est sur la beauté que la psychanalyse a le moins à nous dire » (Malaise dans la civilisation, 1930). Haddad avance que dans le milieu juif traditionnel, dont Freud est issu, poésie et musique étaient favorisées au détriment des arts plastiques, ignorés, à cause de « l’assomption de l’image du corps et au rapport à la mort comme impureté radicale ». Le surréalisme est représenté par de nombreux livres (par exemple Sueur de sang, PJ Jouve, marié à Blanche, psychiatre, psychanalyste et traductrice de Freud, 1933, dédicacé au disciple de Freud, Otto Rank Xerox, collection particulière), Il Ritornante de De Chirico (1917-18, Pompidou provenant de la collection Bergé – Yves Saint-Laurent), Le Viol de Magritte (1945, Pompidou), un dessin, Transparence du « cacodylate » Picabia (1930, collection privée).
Freud scientifique
Neuro
Nous découvrons cinq rares dessins scientifiques à l’encre de Freud de ganglions spinaux et de moelle épinière de la lamproie marine (1876-1878, Londres, Freud Museum). Le neurobiologiste Freud (1876-1896) officie comme neuroanatomiste en 1876 chez le maître de l’école autrichienne de physiologie, Wilhelm von Brücke (1919-1892, fondateur de l’anatomie microscopique) où Sigmund étudie les propriétés pharmacologiques de la cocaïne, dont il sera dépendant comme Sherlock Holmes, afin de décrire l’effet anesthésique local, avant de se tourner en 1883 vers la neurologie clinique auprès du psychiatre viennois Theodor Meynert (1833-1892 et sa conception de l’ « appareil psychique » dans la lignée contestable de la physiognomonie de Lavater, 1741-1801, présent grâce à un livre imprimé prêté par la BNF, et inspirant un plâtre de Messerschmidt, de Gall, 1758-1828, père de la terrible phrénologie dont il reste la bosse des maths et inspirant la triste criminologie de Lombroso avec son Homme criminel, dont on regrette la présence d’un crâne en plâtre prêté par le Mnhn au lieu d’un vrai crâne, notamment de Spurzheim, 1776-1832, mais peut-être est-ce dû à la récente législation restrictive sur les restes humains, à cause des crânes maoris et leur restitution ainsi que d’autres problèmes éthiques, mettant en cause d’importantes et nécessaires collections d’anatomie dans les musées français de médecine déclinant quand ils ne sont pas fermés – AP-HP, Dupuytren, etc.; un curieux dessin du père de la bd, le suisse R. Töppfer, BNF), l’un des pères des localisations cérébrales et du spécialiste controversé de l’hystérie, Jean-Martin Charcot (1825-1893 ; révélation : voir son impressionnant et surprenant schéma de l’inconscient de 1892, prêté par la Sorbonne, similaire à la première topique de Freud en 1900 ainsi qu’un étonnant dessin sous haschisch, 1853), pendant trois mois intenses, à Paris en 1885. Etudiant les paralysies infantiles chez Kassowitz (1842-1913), il tentera de concilier neurologie et psychologie (1895, écrit publié après la mort de Freud) en préfigurant les synapses et la plasticité de la mémoire.
Dès l’entrée, le visiteur tombe sur une pièce unique au monde, en noyer marqueté (XVIIIe) : le baquet de Mesmer, et non de Messmer (le charlatan qui offre actuellement des spectacles d’hypnose) comme le note Adrien Goetz dans un article du Figaro, à magnétiser avec le fluide animal prêté par le trop méconnu Musée d’histoire de la Médecine et de la Pharmacie de Lyon (le maire Collomb, ayant réussi le repêchage de Lyon comme cité gastronomique, refoulant le musée de de médecine de l’Hôtel dieu de Lyon, au label « musée de France » comme le Louvre, dans une réserve au profit d’un hôtel cinq étoiles et de boutiques de luxe). Hypnotisées par le charlatan autrichien Mesmer, toge et chapeau pointu dans la pénombre et accompagné de musique mozartienne, les patientes se pâmaient dans des chambres de crise où les valets les réveillaient avec des sels en les pelotant. La princesse de Lamballe voire Marie-Antoinette venaient en cachette. Le succès fut tel que le baquet migra de la place Vendôme au palais de Versailles. L’effet de suggestion était né, inspirant Charcot, lui aussi controversé. Le riquiqui fac-similé de pièce facétieuse de 1784 (BNF), disposé en face du baquet, n’est ni visible ni compréhensible par le public. Pourquoi, dans l’ensemble d’appareils scientifiques peu pertinents (myographe de Marey, un dynamomètre Lüer de Burq, un objet de chez Charrière de Duchenne de Boulogne montrant dans quel environnement travaillait Freud) mais asseyant faussement la légitimité scientifique des débuts de Freud, un analyseur du timbre des sons à flammes manométriques dit de Koenig, alors qu’il s’agit plutôt d’un résonateur de Helmotz à miroirs de Koenig ? Mystère. Clair insiste sur l’importance de la figure de l’hystérique Wittman et son arc hystérique inspirant Une leçon clinique à la Salpêtrière (A. Bouillet, 1887, Musée d’histoire de la Médecine, Université Paris-Descartes), dont une reproduction figurait dans le cabinet de Freud, les photos de Bourneville et Regnard (Bibliothèque Charcot), de Londe, les précieux cahiers de Richer (1879, 1881, 1882-1883, une incroyable eau-forte d’un tableau synoptique de 1885, Ensba Paris) grâce à Comar, la posture scénique de la chanteuse Yvette Guilbert (croquée par Toulouse-Lautrec, 1898, Albi), de l’actrice Sarah Bernhardt dans Théodora (pièce de V. Sardou écrite pour elle ; photo de Nadar, 1884 ; une affiche de Mucha figure dans une belle expo simultanée sur le célèbre affichiste au Palais du Luxembourg), le rôle de Lucia de Lammermoor dans l’opéra de Donizzeti (Signol, 1850, MBA de Tours).
« Fantaisies phylogénétiques »
Laura Bossi, neurologue et historienne des sciences (Université Paris-Diderot), exhume les illustrations des traités scientifiques et médicaux de l’époque, soulignant les fascinantes « fantaisies phylogénétiques » (L’interprétation des rêves, 1900, Totem et tabou et L’intérêt de la psychanalyse, 1913, Vue d’ensemble des névroses de transfert, 1915, Le Moi et la Ça, 1923, Malaise dans la civilisation, 1930, L’Abrégé de psychanalyse, 1938, Moïse et le monothéisme, 1939). Après Copernic, instrument à l’appui (était-ce nécessaire ?) et la fin de l’héliocentrisme, après Darwin où l’homme descend du singe – ce qui est actuellement contesté par l’idéologie dangereuse du créationnisme aux USA qui compte ses propres musées révisionnistes, le moi n’est plus maître en sa maison avec Freud. L’évolutionniste lamarckien et généalogiste Haeckel (1834-1919 ; cf. la toile de von Max, Pithecanthropus alalus, ou homme-singe sans langage, 1894, Iéna) qui a inspiré l’écologie mais aussi les nazis – triste récupération omise dans l’exposition, étrange pour le MahJ -, a été le passeur de Darwin dans le monde germanophone. Le développement de chaque individu (ontogénèse) répète rapidement le développement de l’espèce (phylogénèse). C’est le « plasma germinatif » de Weismann (1834-1914) préfigurant le génome. Chez Freud, inspiré par L’Hymne à la nature de Goethe (1780) en tête de l’Histoire de la création des êtres organisés d’après les lois naturelles (Haeckel, 1868), cela devient l’évolution dans la théorie de la sexualité infantile (stade oral, anal, phallique) et la théorie des névroses en parallèle de l’enfance phylogénétique de l’espèce. Et une gouache de Kupka (1919) de la collection Bueil et Ract-Madoux (Paris). Si cette section est la plus rigoureusement scientifique, c’est la moins nourrie artistiquement, on ne peut pas tout avoir.
L’art dans tous ses états
S’ensuit le fameux divan, avec une fumeuse litho de Madame Récamier par Dejuinne (mais qu’est-ce que cela à avoir avec la choucroute à part la position horizontale ? Anachronisme), une œuvre contemporaine en technique mixte d’Hans Hollein (1984-85, archives privées). La maquette du 19 Berggasse à Vienne de Matton (Le cabinet de Sigmund Freud, 2002) impressionne. Un fusain de Longo (1938-2004) avec un texte de Spies en annexe du catalogue d’expo.
L’impression d’exiguïté renforce l’ampleur de cette collection antique, dont la fameuse Gradiva, mais moulée en plâtre, exposée dans la pénombre pour des raisons de conservation. Mystère des origines. Comme si nous y étions.
La partie rêve (L’interprétation des rêves, 1900 ; « En fait, l’interprétation des rêves est tout à fait analogue au déchiffrement d’une écriture pictographique ancienne telle que les hiéroglyphes d’Egypte », L’intérêt de la psychanalyse, 1913) est naturellement plus fournie en œuvres artistiques importantes : l’excellent Grandville représenté par des impressions sur papier de collection particulière, Le rêve du prisonnier de von Schwind (1836, Pinacothèque de Munich), La porte des rêves (1899) de Schwob et de Feure, une eau-forte de Saint Rops, La Tentation de Saint Antoine (1887), du musée de Namur, complétée par celles, illustrant Les Diaboliques du dandy Barbey d’Aurevilly, provenant de Morlanweltz (Belgique) dans la très réussie section sexuelle (Trois essais sur la théorie sexuelle, 1905 ; Contribution à la psychologie de la vie amoureuse). Le sexe inspire, un vrai festival : un dessin de Klimt où une femme se branle joyeusement (1916-17, Leopold museum, Vienne) avec un sacré coup de crayon, une aquarelle de Rodin (musée Rodin) mais surtout, en descendant l’escalier, dans un renfoncement bienvenue, un tête-à-tête avec L’origine du monde de Courbet, qui a traversé pour la première fois la Seine, représentant la danseuse Constance, et le panneau dessiné du beau-frère de Lacan, André Masson (1955) pour masquer accompagnés d’une photo du gogue de Lacan montrant l’ingénieux dispositif; Fontaine (1917) de Duchamp avec la Scatola di merda de Manzoni, que Clair décrit avec gourmandise, malgré l’absence surprenante de cartel et de mention dans le catalogue. La « libido », ou « Énergie », mot du XVIIIe siècle, est décrite par Jean Clair comme de l’énergie pure. Kokotschka, Schiele : fac-similés, arglll. A ce sujet, est-il normal qu’une fondation privée comme Pinault (Vuitton avec en simultanée une expo Basquiat / Schiele) ait la prépondérance sur une institution publique ?
https://www.franceculture.fr/emissions/moi-sigmund-freud
« Freud : du regard à l’écoute », jusqu’au 10 février. Musée d’art et d’histoire du Judaïsme, Parais, le Marais, rue du Temple.