[ciné] Festival Lumière 2016 Jour 5 Chance de voir « Lucky Jo »

Lucky Jo, Michel Deville, 1964, 1h31, noir et blanc, 1:66, Comœdia, salle 1

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Que de duos !

       Le film est présenté par Tavernier, qui parle du côté écologique du film (« des cerises au goût de cerises ? » demande Eddie Constantine / Lucky à Georges Wil(l)son / Simon rangé des voitures dans son jardin de banlieue) dans Voyage à travers le cinéma français (1930-1970) (Bertrand Tavernier, 2016 pour qui Lucky Jo est « vif, amusant, intelligent inventif. Je l’avais sous-estimé et il gagne beaucoup à être revu. »), des jeux de mots, comme dans La femme en bleu (1972), considéré par Deville lui-même comme un second premier film, et Jean-Paul Salomé, réalisateur (Restons groupés, 1998; Belphégor – Le fantôme du Louvre, 2001; Arsène Lupin, 2004) et acteur (Le petit lieutenant, 2005), assistant (La lectrice, 1988) et ami de Michel Deville, qui écrit actuellement des haïkus, rencontré sur Péril en la demeure (1985 avec Nicole Garcia, Michel Piccoli, Christophe Malavoy). Salomé insiste sur l’invention par Deville d’une ponctuation en fin de plans-séquences. Il filme avec élégance à coups de petits panoramiques rapides. Il commence toujours par un gros plan. Il ne fait pas plus de 4 prises.

Il adore tellement les comédiens (par exemple l’excellent Dossier 51, 1978, qui le dispute à La jetée, C. Marker, 1962, d’après une enquête de Gilles Perrault sur laquelle plusieurs metteurs en scène se sont cassés les dents quant à l’adaptation, avec François Marthouret, Didier Sauvegrain, Patrick Chesnais, Roger Planchon, présenté par Michel Deville au Zola à Villeurbanne au Festival Lumière 2010 près de la salle Planchon au TNP dont il fut directeur), qu’il allait au Conservatoire en repérage ou voir des pièces de théâtres, comme Tavernier. Deville faisait lui-même ses castings. Il n’est qu’à voir ici la distribution : le duo Brasseur père, sobre et tenu – ce qui est rare, et fils, qui rend hommage à Deville pour l’avoir laissé improviser son personnage et ses dialogues avec papa, réunis pour la première fois à l’écran, en flics Loudéac philosophes; Françoise Arnoul (Mimi qui pousse la chansonnette triste : « J’aime mon Totor, mon picador, mon bouton d’or, mon duc d’Windsor. C’est lui le plus fort et je l’adore… »), Georges Wilson (Simon) et Christiane Minazzoli (Adeline; présente déjà dans Casque d’Or, J. Becker, 1952 et A toi de faire, mignonne, Bernard Borderie, 1963) du TNP; Jean-Pierre Darras (Napo), Christian Barbier (le commissaire).

Deville en campagne

Michel Deville, réalisateur, co-scénariste et souvent co-producteur, hérita, pour son sixième long-métrage, d’un film de commande par un producteur débutant, Jacques Roitfeld, avec Eddie Constantine en vedette imposée. Il s’agit d’une adaptation de Main pleine de Pierre Lesou, également auteur du Doulos porté à l’écran par Jean-Pierre Melville (Le doulos, 1963). Le scénario, avec adaptation, les dialogues (« Demain il y aura peut-être de l’impondérable, si vous voyez ce que je veux dire… J’ai un horoscope dégueulasse… »; les nombreuses citations latines apprises en prison dans les pages roses du dictionnaire comme Fugit irreparabile tempus) et le montage, rapide, sont travaillés par Nina Companeez ou Kompaneitzeff (1937-2015), fille de Jacques Companeez, scénariste de Casque d’or (Jacques Becker, 1952), la collaboratrice de Michel Deville pour une décennie sur une douzaine de films. Elle porte ici une attention aux femmes, à leur sensualité voire à leur érotisme.

Lucky Lucky

Lucky Jo est plus réussi que les Constantine traditionnels car les codes du film de gangsters sont ici inversés : Constantine porte la scoumoune. Avec son chapeau à la Al Capone au petit pied, avec ses combats à la Don Quichotte sans moulin à vent, ratant ses créneaux, qui a « les mêmes horaires que les flics » et arrivant toujours en même temps qu’eux sur les lieux, il devient tricard : « A force, on devient superstitieux, les types qui ont travaillé avec toi, ça leur a pas réussi ». Les bagarres mises en scènes par Claude Carliez, aussi crédibles que celles d’un film de Bruce Lee, sont nettement meilleures que chez Lemmy Caution, y’a pas d’mal. Et pour cause le chorégraphe et cascadeur n’est pas le même ! Le dilemme est cornélien : Constantine veut moins de bagarres, Deville en rajoute tous les quart d’heures sous la pression du producteur; Michou veut sortir des films de femmes, Companeez en rajoute une couche.

Tout sur Eddie

Après plusieurs cures de désintoxication alcoolique, tant le Caution au lüger et aux prises avec les Cigarettes, whisky et p’tites pépées lui collait à la peau au point d’être désagréable avec le petit personnel, Constantine était ravi de jouer ce rôle. Sauf que Deville lui rajoutait des scènes de bagarres !

Un sacré coco, Eddie (1917-1993) ! Fils et petit-fils d’émigrés russes, chanteurs d’opéra, il est devenu chorus-boy à Broadway et à la MGM où il sera crooner dans les comédies musicales. Il est arrivé en Europe en 1949 en suivant sa femme danseuse, Hélène Musil. Il est engagé dans des cabarets parisiens. En 1952, Edith Piaf le choisit pour partenaire dans la comédie musicale la P’tite Lily, de Marcel Achard et Marguerite Monod. Eddie Constantine enchaîne les tubes à force de tours musicaux : Enfant de la balle, Et bâiller… et dormir, L’homme et l’enfant, Ah ! les femmes, etc.

       Il est Caution dès 1952 dans le nanar de Borderie, La môme vert-de-gris où Georges Wilson est déjà présent. Il empile Cet homme est dangereux (Jean Sacha, 1953), encensé par Tavernier (dans une entrevue, il déclare « une bouffée d’air frais dans les polars engoncés de l’époque. Jean Sacha était cultivé. Il avait même fondé, dans les années 1930, une revue de cinéma où il interviewait Rouben Mamoulian, celui de La Reine Christine (1933), avec Garbo, où il célébrait les travellings de Raoul Walsh… Après Cet homme est dangereux, il s’est embarqué dans une série de scénarios plus catastrophiques les uns que les autres. Et il a fini comme roi de la bande-annonce, notamment pour les films de François Truffaut, qui l’adorait. » suite à son évocation truculente dans Voyage à travers le cinéma français (1930-1970), Bertrand Tavernier, 2016), Les femmes s’en balancent (Bernard Borderie, 1954), Vous pigez ? (Pierre Chevalier, 1955), Comment qu’elle est (Bernard Borderie, 1960), Lemmy pour les dames (Bernard Borderie, 1962), A toi de faire, mignonne (Bernard Borderie, 1963). Caution se transforme en Bruck Bridford le temps de Ces dames préfèrent le mambo (1957), en Larry Blake (Votre dévoué Blake, Jean Laviron, 1954), en Barry Morgan (Je suis un sentimental, John Berry, 1955, un metteur en scène blacklisté, comme Losey qui devait louer des noms différents, ou Dassin, même en France que Constantine fait tourner), Fred Barker (L’homme et l’enfant, Raoul André, 1956, film où il chante avec sa fille Tania), en Eddie Morgan (Le grand Bluff, Patrice Dally, 1957), en Bob Stanley (Incognito, Patrice Dally, 1959), en Eddie McAvoy (Me faire ça à moi, Pierre Grimblat, 1960), en Jackson le ventriloque (Cause toujours mon lapin, Guy Lefranc, 1961), en Billy Caro (Les femmes d’abord, Raoul André, 1962), en Jeff Gordon (Des frissons partout, 1963 et Ces dames s’en mêlent, 1964, Raoul André) et aussi en Nick Carter dans Nick Carter va tout casser (Henri Decoin, 1964) et Nick Carter et le trèfle rouge (Jean-Paul Savignac, 1965).

       Certains metteurs en scène tentent de le sortir de son personnage : Henri Decoin (Folies-Bergère devenu, par la suite, Un soir au music-hall, 1956), Alvin Rakoff (Passeport pour la honte, 1958), Claude de Givray (Une grosse tête, 1961), Jean-Louis Richard (Bonne chance, Charlie, 1961).

Apparaissant dans le sketch la Paresse de Godard pour Sept Péchés capitaux (1961), il est réemployé dans Alphaville, une étrange aventure de Lemmy Caution (1965).

Après l’échec du film de Godard, il revient à son rôle de prédilection : Je vous salue Mafia (Raoul Lévy, 1965), Feu à volonté (Marcel Ophuls, 1965) et A tout casser (John Berry, 1968) dont la vedette était Johnny Hallyday en pleine période Yé-yé SLC Salut les copains.

       Vivant avec une jeune productrice de télévision en Allemagne, il entame dans les années 70-80 une autre carrière : Peter Lilienthal (Malatesta, 1970), Rainer Werner Fassbinder (Prenez garde à la saint putain, 1971; La troisième génération, 1979), Ulli Lommel (Der zweite frühling, 1975), Ulrike Ottinger (Bildnis einer Trinkerin, 1979; Freak Orlando, 1981), Lutz Mommartz (Tango durch Deutschland, 1981), Rosa von Praunheim (Rote liebe, 1982), Ottokar Runze (Der schuffler, 1983).

Il joue des personnages étranges dans les films de l’Anglais Christopher Petit (Flight to Berlin, 1984), le Finlandais Mika Kaurismaki (Helsinki-Napoli, 1987), le Danois Lars von Trier (Europa, 1991 avec Jean-Marc Barr). Il reprend du service pour Godard dans Allemagne, année 90 (1990).

Plaisant

       Lucky Jo est un film étrange, pour notre plus grand plaisir, car il mélange des tons différents (policier, comédie et drame). Pour Michel Deville, « Jo est un personnage plus fouillé que ceux qu’interprète Constantine ; un homme doué d’une grande sensibilité, plein de bonne volonté, de gentillesse et qui se bat contre le sort ». Constantine, attachant et touchant donc, erre dans un Paname, irréel pour décor grâce à la magnifique photo de Claude Lecomte, dans une petite 500 accompagné d’un cocker. « C’est une comédie policière et sentimentale dans le ton poétique […] une tristesse diffuse […] apparaissant sous l’humour » (le regretté J. Siclier). Normal pour une sortie … un 11 novembre 1964 ! Nous retrouvons les thèmes récurrents dans les films de Deville : la désillusion, le rêve impossible, l’imagination comme recours et comme survie – et l’association du désir assouvi, de la féminité et de la mort. La musique ironique de fête foraine de Georges Delerue insiste sur le côté comique et allège le fond.

 

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